Il étendit les bras. La faux apparut dans ses mains, accompagnée d’un coup de tonnerre miniature.
Albert ramena par l’une des allées bordées d’étagères deux sabliers qu’il déposa sans un mot sur une saillie d’un des piliers.
Le premier avait plusieurs fois la taille des sabliers ordinaires : noir, délicat et orné d’un motif intriqué de crânes et de tibias.
Ce n’était pas ce que l’objet avait de plus déplaisant.
Morty étouffa un grognement. Il ne voyait pas de sable dedans.
L’autre, plus petit, était plutôt simple, sans décoration. Morty avança la main vers lui.
« Je peux ? demanda-t-il.
— JE T’EN PRIE. »
Le nom Morty était gravé sur l’ampoule supérieure. Il leva le sablier à la lumière et nota sans véritable surprise qu’il n’y restait presque plus de sable. Lorsqu’il se l’approcha de l’oreille, il crut entendre, même par-dessus le rugissement permanent des millions de compte-vies qui l’entouraient, le bruit de sa propre existence qui se vidait.
Il le reposa très délicatement.
La Mort se tourna vers Coupefin.
« MONSIEUR LE MAGE, JE VOUS PRIE, AURIEZ-VOUS L’AMABILITÉ DE COMPTER JUSQU’À TROIS POUR NOUS ? »
Coupefin accepta de la tête, sans enthousiasme.
« Vous êtes sûr de ne pas pouvoir trouver un arrangement autour d’une table ronde… ? commença-t-il.
— NON.
— Non. »
L’apprenti et la Mort tournèrent prudemment l’un autour de l’autre ; leurs reflets dansaient sur les empilements de sabliers.
« Un », fit Coupefin.
La Mort brandit sa faux d’un geste menaçant.
« Deux. »
Les lames s’entrechoquèrent entre les deux adversaires dans un raclement de chat qui glisse le long d’une vitre.
« Ils ont tous les deux triché ! » s’exclama Kéli. Ysabell hocha la tête. « Évidemment », dit-elle.
Morty fit un bond en arrière et porta un coup de taille trop lent que son maître détourna facilement avant de transformer sa parade en un fauchage à ras le sol auquel l’apprenti n’échappa que par un saut maladroit à pieds joints.
Bien que la faux ne figure pas parmi les armes de guerre de premier plan, quiconque s’est trouvé du mauvais côté, disons, d’une révolte paysanne, sait combien elle devient redoutable entre des mains expérimentées. Une fois que le faucheur a commencé à la faire aller et venir, nul ne sait – y compris le faucheur lui-même – où se trouve la lame et où elle se trouvera l’instant suivant.
La Mort s’avança en souriant. Le jeune homme se baissa pour esquiver un fauchage à hauteur de tête et plongea de côté ; il entendit un tintement de verre derrière lui lorsque la pointe de métal embrocha un sablier sur l’étagère la plus proche…
… Dans une ruelle sombre de Morpork, un entrepreneur de vidange s’agrippa la poitrine et piqua du nez dans son tombereau…
Morty roula et se releva pour mouliner à deux mains au-dessus de sa tête ; un frémissement de joie mauvaise le parcourut lorsque la Mort rompit en vitesse sur le carrelage. Le moulinet furieux trancha dans une étagère ; son chargement de sabliers se mit à glisser vers le dallage. Morty eut vaguement conscience d’Ysabell qui le dépassait à toute allure pour les rattraper un à un…
… Ici et là sur le Disque, quatre personnes échappèrent miraculeusement à une chute mortelle…
… et il se précipita en avant pour pousser son avantage. Les mains de la Mort ne furent plus que des éclairs indistincts tandis qu’elles paraient chaque coup de taille et d’estoc, puis elles changèrent leur prise sur le manche pour ramener la lame en un arc de cercle vertical que l’apprenti évita gauchement d’un pas de côté, entaillant avec la garde de son épée le châssis d’un sablier qui vola à travers la salle…
… Dans les montagnes du Bélier, un berger de thargas qui cherchait à la lumière de sa lampe une femelle égarée perdit l’équilibre et dégringola dans un précipice de trois cents mètres…
… Coupefin plongea en avant, attrapa le sablier au vol d’une main désespérément tendue, retomba sur le carrelage et glissa sur le ventre…
… Sous le berger hurlant apparut mystérieusement un sycomore noueux qui brisa sa chute et le débarrassa de ses problèmes majeurs – la mort, le jugement des dieux, l’incertitude d’aller au Paradis et ainsi de suite – pour leur substituer celui relativement plus simple d’escalader une trentaine de mètres d’à-pic glacé par nuit noire.
Il y eut une pause quand les combattants s’écartèrent l’un de l’autre et se tournèrent encore autour, dans l’attente d’une ouverture.
« Nous pouvons certainement faire quelque chose ? demanda Kéli.
— Morty perdra, de toutes façons », répondit Ysabell en secouant la tête. Coupefin dégagea d’une saccade le chandelier d’argent de sa manche bouffante et se le passa d’une main à l’autre d’un air songeur.
La Mort leva la faux d’un geste menaçant, fracassa au passage un sablier près de son épaule…
… À Bès Pélargic, le bourreau en chef de l’empereur s’écroula en arrière dans sa propre cuve d’acide…
… et asséna un autre coup que Morty esquiva par pur hasard. Mais de justesse. Il sentait une douleur cuisante dans ses muscles et la grisaille engourdissante des toxines de fatigue dans son cerveau, deux handicaps dont son maître n’avait pas à se soucier.
La Mort s’en aperçut.
« ABANDONNE, dit-il. JE ME MONTRERAI PEUT-ÊTRE CLÉMENT. »
Pour illustrer ses dires, il porta un coup de taille que Morty intercepta en catastrophe du tranchant de son épée. La lame de faux rebondit en l’air, fit voler un sablier en milliers d’éclats…
… Le duc de Sto Hélit s’étreignit le cœur, eut l’impression de recevoir un coup de poignard glacé, hurla sans un bruit et culbuta de son cheval…
Morty recula jusqu’à ce qu’il sente la rudesse d’un pilier de pierre sur son cou. Le sablier de la Mort aux ampoules désespérément vides se trouvait à quelques centimètres de sa tête.
Ladite Mort ne lui prêtait guère attention. L’air pensif, il regardait par terre les tessons de la vie du duc.
Morty poussa un hurlement et donna un violent coup d’épée en l’air, sous les maigres applaudissements du public qui n’espérait que ça depuis un moment. Même Albert battit de ses mains ridées.
Mais au lieu du tintement de verre auquel s’attendait le jeune homme… il n’y eut rien.
Il se retourna et essaya encore. La lame passa à travers le sablier sans le briser.
Le changement dans la texture de l’air ambiant lui fit ramener l’épée à temps pour dévier un fauchage vicieux de haut en bas. La Mort s’écarta d’un bond pour esquiver la riposte de Morty, une riposte lente et molle.
« C’EST LA FIN, PETIT.
— Morty », fit l’apprenti. Il leva les yeux.
« Morty », répéta-t-il, et il remonta l’épée en un grand coup qui trancha le manche de la faux en deux. La colère montait en lui. S’il devait mourir, au moins ce serait sous son vrai nom.
« Morty, espèce de salaud ! » brailla-t-il avant de se propulser droit sur le crâne ricanant, dans le vrombissement de son épée qui exécutait une danse compliquée de lumière bleue. La Mort recula en titubant ; il riait, se courbait sous la pluie de coups furieux qui continuaient de débiter le manche de la faux en morceaux.
Morty tournait autour de lui, taillait, allongeait une botte, tristement conscient, même à travers les brumes rouges de la rage, que la Mort suivait chacun de ses déplacements, la lame de faux orpheline tenue à la main comme une épée. Il n’y avait pas d’ouverture, et sa colère finirait par retomber. Tu ne le battras jamais, se dit-il. Le mieux qu’on puisse faire, c’est le tenir un moment à distance. Et c’est sans doute préférable de perdre que de gagner. Qui a envie de l’éternité, d’ailleurs ?