À travers le rideau de sa fatigue, il vit la Mort se déplier de toute la longueur de ses os et faire décrire à sa faux un mouvement circulaire lent et indolent, comme si elle fendait de la mélasse.
« Père ! » cria Ysabell.
La Mort tourna la tête.
L’esprit de Morty se réjouissait peut-être à la perspective de la vie à venir, mais son corps, qui devait se dire qu’il avait beaucoup à perdre dans l’affaire, émit des objections. Il abattit l’épée à bout de bras en un coup imparable qui éjecta la lame de la main de son adversaire, lequel se retrouva immobilisé contre le pilier le plus proche.
Dans le silence soudain, Morty se rendit compte qu’il n’entendait plus un petit bruit à la limite de l’audible qui le gênait depuis dix minutes. Il lança un regard rapide en coin.
Son sable tirait à sa fin.
« FRAPPE. »
Morty leva l’épée et plongea les yeux dans les deux flammes bleues.
Il rabaissa son arme.
« Non. »
La Mort décocha un violent coup de pied à hauteur d’aine, à une vitesse qui fit même tressaillir Coupefin.
Sans un cri, Morty se plia en boule et roula sur le sol. À travers ses larmes, il vit s’approcher la Mort, la lame de faux dans une main et le sablier de son apprenti dans l’autre. Il vit Kéli et Ysabell écartées dédaigneusement alors qu’elles faisaient le geste de s’accrocher à la robe. Il vit Coupefin écoper d’un coup de coude dans les côtes et son chandelier tomber avec fracas sur le carrelage.
La Mort se dressa au-dessus de lui. La pointe de la lame plana un instant devant ses yeux, puis s’éleva très vite.
« Tu as raison. Il n’y a pas de justice. Rien que toi. »
La Mort hésita et baissa lentement la faux. Il se retourna et posa un regard interrogateur sur le visage d’Ysabell. Elle tremblait de colère.
« CE QUI VEUT DIRE ? »
Elle lui rendit un regard noir, après quoi sa main vola en arrière, vira, fusa en avant et frappa dans un bruit de cornet à dés.
Un bruit beaucoup moins sonore que le silence qui s’ensuivit.
Kéli ferma les yeux. Coupefin se détourna et se couvrit la tête des bras.
La Mort porta une main à son crâne, tout doucement.
La poitrine d’Ysabell montait et descendait, un spectacle qui aurait dû faire abandonner la magie à Coupefin pour le restant de ses jours.
D’une voix encore plus caverneuse que d’habitude, la Mort finit par demander : « POURQUOI ?
— Tu as dit que tripatouiller le destin d’un individu risquait de détruire le monde entier, fit Ysabell.
— OUI ?
— Tu es intervenu dans le sien. Et dans le mien. » Elle pointa un doigt tremblant vers les bris de verre par terre. « Et dans ceux-là aussi.
— ET ALORS ?
— Qu’est-ce qu’ils vont réclamer les dieux, pour ça ?
— À MOI ?
— Oui ! »
La Mort parut surpris. « LES DIEUX NE PEUVENT RIEN ME RÉCLAMER, À MOI. MÊME LES DIEUX FINISSENT PAR ME RENDRE DES COMPTES.
— M’a pas l’air très équitable, hein ? Les dieux ne se soucient donc pas de justice ni de miséricorde ? » fit sèchement Ysabell. Sans qu’on la remarque vraiment, elle avait ramassé l’épée.
La Mort eut un grand sourire. « J’APPLAUDIS À TES EFFORTS, dit-il, MAIS ÇA NE SERT À RIEN. ÉCARTE-TOI.
— Non.
— IL FAUT QUE TU COMPRENNES : MÊME L’AMOUR N’EST PAS UNE PROTECTION CONTRE MOI. JE REGRETTE. »
Ysabell leva l’épée.
« Toi, tu regrettes ?
— ÉCARTE-TOI, JE TE DIS.
— Non. Tu es rancunier, c’est tout. Ce n’est pas juste ! »
La Mort baissa un instant le crâne, puis le releva, les yeux flamboyants.
« TU FERAS CE QU’ON TE DIT.
— Non.
— TU RENDS LES CHOSES DIFFICILES.
— Tant mieux. »
Les doigts de la Mort battirent une charge impatiente sur la lame de la faux, comme une souris qui aurait dansé des claquettes sur une boîte de conserve. Il avait l’air de réfléchir. Il regarda Ysabell debout au-dessus de Morty, puis il se retourna et regarda les autres qui se blottissaient contre un rayonnage.
« NON, dit-il enfin. NON. ON NE ME DONNE PAS D’ORDRES, À MOI. ON NE ME FORCE PAS. JE FERAI UNIQUEMENT CE QUE JE SAIS ÊTRE JUSTE. »
Il fit un geste de la main, et l’épée s’arracha en vrombissant de la prise d’Ysabell. Il exécuta un autre mouvement compliqué, et ce fut la fille qui se retrouva saisie et plaquée sans rudesse mais avec fermeté contre le pilier voisin.
Morty vit la Faucheuse noire revenir vers lui, sa lame brandie en arrière avant de porter le coup de grâce. La Mort se planta devant le jeune homme.
« TU NE SAIS PAS À QUEL POINT ÇA ME NAVRE », dit-il.
Morty se redressa sur les coudes.
« Peut-être que si. »
Son maître le considéra d’un regard étonné plusieurs secondes durant, puis éclata d’un rire qui rebondit, sinistre, dans toute la salle, se répercuta sur les étagères. Sans cesser de rire comme un tremblement de terre dans un cimetière, il mit le propre sablier de Morty sous le nez de son propriétaire.
Morty essaya de faire le point sur l’objet. Il vit le dernier grain de sable déraper sur la surface polie, vaciller sur le bord puis tomber vers le fond, dans une chute au ralenti. Il tournait sur lui-même et ses minuscules facettes de silice renvoyaient par intermittences la lumière des bougies. Il atterrit sans un bruit et forma un petit cratère.
La lueur dans les yeux de la Mort brillait jusqu’à emplir tout le champ de vision de l’apprenti ; son rire secouait l’univers.
Et alors, la Mort retourna le sablier.
Une fois de plus, les lumières des bougies et la musique inondaient la grande salle de Sto Lat.
Alors que les invités descendaient en foule les marches et s’abattaient sur les viandes froides, le Maître des Cérémonies présentait d’une traite ceux qui, pour une question de prestige ou par simple étourderie, arrivaient en retard. Par exemple :
« L’Identificateur Royal, Maître de la Chambre de la Reine, Son Ipississumusité Igné Coupefin, Mage de Premier Niveau (UI). »
Coupefin s’approcha du noble couple, le sourire aux lèvres, un gros cigare à la main.
« Je peux embrasser la mariée ? fit-il.
— Si c’est permis aux mages, répondit Ysabell qui tendit une joue.
— On a trouvé le feu d’artifice formidable, dit Morty. Et je pense qu’on pourra bientôt rebâtir le mur extérieur. Vous allez sûrement trouver le chemin du buffet tout seul.
— Il a l’air beaucoup mieux ces temps-ci, remarqua Ysabell derrière un sourire figé tandis que Coupefin disparaissait dans la masse des invités.
— S’il est le seul à pas prendre la peine d’obéir à la reine, c’est qu’il y a de bonnes raisons, fit Morty tout en échangeant un salut de la tête avec un aristocrate de passage.
— On raconte que c’est lui le vrai pouvoir derrière le trône, dit Ysabell. Une chose grise.
— Ruminance grise, fit distraitement Morty. T’as remarqué qu’il a arrêté la magie depuis un certain temps ?
— Tais toi le voilà.
— Sa Majesté Suprême la Reine Kélirehenna Ire, Seigneur de Sto Lat, Protectrice des Huit Protectorats et Impératrice de la Bande de Territoire Contestée du Côté Moyeu de Sto Kerrig. »
Ysabell exécuta une petite révérence. Morty inclina la tête. Kéli leur adressa à tous deux un sourire radieux. Ils ne pouvaient s’empêcher de noter qu’une quelconque influence l’inclinait à porter désormais des vêtements qui épousaient plus ou moins les courbes de sa silhouette, et à éviter les coiffures qui rappelaient le croisement d’un ananas et d’une barbe à papa.