L’aîné des garçons, Alexandre, s’est marié à la veille de la Grande Guerre et a laissé sa femme enceinte quand il est parti dans les tranchées pour ne jamais revenir. La famille a reçu un télégramme annonçant qu’il avait été porté disparu au combat. Sa jeune épouse, ma tante Bessie, s’est installée chez ses beaux-parents, a eu son bébé, mon oncle John, et était, comme ma tante Florrie, traitée en gros comme la servante non payée de mon arrière-grand-mère. Des années plus tard, en 1941, une jeune femme est descendue du bus à Aberdare avec deux petits garçons à l’air grave, mes oncles Malcolm et Duncan. Elle s’est présentée à la maison de mon arrière-grand-mère comme la veuve de son fils Alexandre. Il n’était pas du tout mort, il était resté dans l’armée et était parti en Inde, où il s’était remarié sans prendre la peine de divorcer de tante Bessie.
Sa deuxième femme, Lilian, qui était anglaise, avait grandi en Inde et avait un peu d’argent. Elle avait l’habitude de vivre dans un pays chaud et d’avoir des serviteurs. Mes arrière-grands-parents l’ont accueillie, ce que certains ont trouvé très généreux de leur part, vu les circonstances, mais vivre avec eux n’avait pas été facile pour elle. Au bout d’un moment elle s’est entendue avec tante Bessie, qui touchait une petite pension de veuvage, et elles se sont rendu compte qu’à elles deux elles pouvaient se payer une petite maison. Quand je suis née, le scandale était de l’histoire ancienne – je savais qu’elles étaient toutes les deux veuves du même homme, mais que pouvait-on leur reprocher ? Il était mort, après tout. Les deux veuves s’en sont bien sorties. Elles ont passé la guerre à tricoter des chaussettes pour les soldats, puis elles ont ouvert dans leur salon une boutique où elles vendaient de la laine et des articles tricotés main. Il y régnait une étrange senteur animale qu’elles tentaient de masquer avec des saladiers de lavande séchée du jardin de tante Florrie, le premier pot-pourri que j’aie jamais vu.
Mon grand-père avait trois sœurs, qui se sont toutes mariées et ont eu des enfants. L’une, tante Maudie, s’est déshonorée en épousant un catholique et en allant vivre en Angleterre, où elle a eu onze enfants, dont le dernier est trisomique, et en a adopté quatre de plus, dont deux Africains. Je ne trouve pas cela choquant, du moment qu’elle pouvait s’occuper de chacun, ce qui était le cas. Elle avait été la sœur préférée de mon grand-père, mais maintenant ils ne pouvaient plus se voir sans se disputer. Elle ressemblait beaucoup à sa mère. Je ne vois pas ce qu’il y a de plus choquant à être catholique que bigame, ce que tout le monde pardonnait à feu Alexandre, ou lesbienne, comme tante Olwen, ce dont les gens ne parlaient pas mais acceptaient en silence.
Tante Bronwen avait trois fils et une fille, et son mari était mineur de fond. Tante Florrie habitait tout près de chez nous et nous la voyions tout le temps… ma grand-mère l’utilisait comme baby-sitter. Son mari, qui avait aussi été mineur, était mort à la guerre. Elle avait deux garçons, mon oncle Clem, qui est allé en prison pour contrefaçon, et oncle Sam, qui avait l’air de ne pas tenir en place. Un jour, ayant vu le diable dans sa maison, elle l’avait chassé dans l’escalier à l’aide d’un livre de prières et enfermé au grenier. Après ça, elle avait demandé à mon grand-père de murer la porte du grenier afin que le diable ne puisse pas sortir. Des années plus tard, quand elle est morte, il a cassé son mur et est entré, dévoré de curiosité, pour trouver une presse à imprimer. Il l’a jetée, mais pas avant que nous prenions un certain nombre de cartes de visite vierges et des lettres de plomb.
Mon grand-père, Luke, était plus jeune que lui. Il a épousé ma grand-mère, Becky, et ils ont eu deux enfants, Liz et Tegan. Liz, ma mère, a épousé mon père et nous sommes nées. Tante Teg ne s’est jamais mariée, toujours trop occupée à nous élever. Dans l’ensemble, c’était plus une grande sœur qu’une tante.
Elle me manque, et Grampar aussi.
Samedi 6 octobre 1979
Très belle journée, aujourd’hui, la plus belle depuis que je suis ici.
Je suis allée en ville avant la fermeture de la bibliothèque et j’ai essayé de m’inscrire. Ils n’ont pas voulu. Je me suis remarquablement maîtrisée, je n’ai pas pleuré et je n’ai pas élevé la voix ni quoi que ce soit. Ils ont dit qu’ils avaient besoin de la signature d’un parent et d’une attestation de domicile. Je leur ai dit que j’étais à Arlinghurst, comme s’ils ne pouvaient pas le voir à l’uniforme. Quand nous sortons, nous devons porter une jupe plissée bleu marine, un blazer de la même couleur, un imper de l’école (quand il pleut, mais il pleut toujours, sauf aujourd’hui où le soleil brille) et un chapeau de l’école. En hiver, c’est un béret. Pour l’été, il y a un canotier en paille. Le chapeau est une vraie pénitence pour moi ; il cherche toujours à tomber de ma tête quand je bouge.
Le bibliothécaire, un très jeune homme, a dit que si j’étais à Arlinghurst, je devais aller à la bibliothèque de l’école. Je lui ai répondu que c’était ce que je faisais et que c’était insuffisant pour mes besoins. Il m’a alors regardée, en remontant ses lunettes sur son nez, et pendant un instant j’ai cru avoir gagné, mais non. « Il vous faut la signature d’un parent sur ce formulaire, et une lettre de la bibliothécaire de l’école disant que vous avez besoin d’avoir accès à la bibliothèque », a-t-il dit. Derrière lui, je voyais tous les livres alignés sur les étagères. Il n’a même pas voulu me laisser entrer les feuilleter.
J’ai quand même trouvé une librairie, et un petit bout de terrain sauvage. Le centre commerçant d’Oswestry se résume à deux rues et une place de marché. La bibliothèque, un bâtiment typiquement victorien, se trouve juste à côté. La dernière fois, c’est tout ce que j’ai vu… le bus s’arrête au pied de la colline et la bibliothèque est au sommet. Mais il y a une rue qui tourne vers la gauche et je pensais qu’elle rejoignait peut-être l’arrêt du bus. Il n’en était rien, c’était un quartier résidentiel et j’allais retourner sur mes pas quand j’ai aperçu, après le tournant, un étang, avec des canards et des cygnes, entouré d’arbres et, de l’autre côté de la route, une rangée de boutiques, dont la librairie.
J’ai acheté Triton de Samuel Delany. Je ne sais pas si mon père l’a déjà et je m’en fiche. Il coûtait 85 pence. La dame de la boutique était très gentille. Elle ne lit pas de SF, mais elle essaie d’en avoir un bon choix. Ça n’a rien à voir avec le choix de Lears à Cardiff, bien sûr, mais ce n’est pas mal du tout. Je vais demander de l’argent de poche à mon père pour acheter des livres. Je vais aussi lui demander de signer le formulaire de la bibliothèque. Je suis pratiquement sûre qu’il voudra bien. Convaincre Miss Carroll sera peut-être plus difficile.
À côté de la librairie, il y a une brocante avec trois étagères de livres d’occasion, tous vieux et abîmés. J’ai acheté Trois femmes dans un château, de Dodie Smith, pour 10 pence. J’ai bien aimé ses histoires de dalmatiens, surtout La Grande Nuit des dalmatiens, ou « les robes qui déchirent » comme l’appelait Mor. Je ne savais pas qu’elle avait écrit de la fiction historique. Je vais le garder en attendant d’être d’humeur à le lire.
Il me reste 5 pence. Il n’y avait rien à ce prix-là. La troisième boutique de la rangée est un salon de thé. Je suis entrée, parce que Sharon m’avait demandé d’acheter des gâteaux. C’est une habitude qu’ont les filles. Voici comment ça se passe : vous achetez les gâteaux vous-même, ou vous chargez quelqu’un de les acheter. Puis vous donnez le sac à la cuisine avec vos instructions et le dimanche après déjeuner ils les distribuent aux personnes que vous avez désignées. La règle est qu’il faut en acheter au moins deux, vous ne pouvez pas en acheter juste pour vous. Les filles les plus populaires ont des piles entières de gâteaux différents toutes les semaines. D’habitude, je n’en ai pas. Deirdre n’a pas beaucoup d’argent et Sharon est juive. Mais elle l’a fait cette semaine, c’est particulièrement gentil de sa part, parce qu’elle ne peut même pas en manger. Les juifs doivent avoir une nourriture spéciale. Celle de Sharon a l’air bien meilleure que celle de l’école. Elle arrive sur un plateau. Je me demande s’ils m’en donneraient si je disais que je suis juive. Mais que se passerait-il si je n’étais pas assez juive et que ça me tue ou me rende malade ? Il faut que j’en parle à Sharon avant d’essayer. Quoi qu’il en soit, Sharon m’a demandé d’acheter des gâteaux pour Deirdre, Karen et moi. Alors j’ai acheté des gâteaux, ils coûtaient 10 pence chacun ou quatre pour 35 pence, aussi en ai-je acheté quatre en me servant des 5 pence qui me restaient. C’étaient des gâteaux fourrés au miel, ils étaient encore tout chauds, et je suis allée au bord de l’étang en manger un. Il était absolument délicieux.