Il y a un banc près de l’étang, avec de l’herbe qui pousse autour, et des saules qui se penchent sur l’eau. Les feuilles de leurs branches tombantes jaunissent. Je me dis toujours que saules pleureurs est un nom qui leur va bien, mais « saules rieurs » l’est aussi. Les saules aiment l’eau et les aulnes la détestent. Il y a une route au-dessus du marais de Croggin appelée Heol y Gwern, la voie des Aulnes, parce que les gens en ont planté le long de la route pour marquer le chemin le plus sûr. On pense que c’était au néolithique. En tout cas, c’était avant les Romains. Ç’a été un choc de lire l’histoire de la vallée. Quand je rentrerai, je ne sais pas si je pourrai la regarder de la même façon.
Assise sur le banc près des saules, j’ai mangé mon gâteau au miel en lisant Triton. Il y a des choses affreuses dans le monde, c’est vrai, mais il y a aussi des livres magnifiques. Quand je serai grande, je voudrais écrire quelque chose que quelqu’un pourra lire assis sur un banc par une journée pas trop chaude et qui lui fera complètement oublier le lieu et l’heure. J’aimerais écrire comme Delany, Heinlein ou Le Guin.
J’ai pris le bus de justesse pour rentrer à l’école. Je l’ai aperçu au pied de la colline et j’ai voulu courir pour l’attraper. Je me suis élancée comme dans mes souvenirs, mais je n’avais pas fait un pas que j’ai pesé sur ma mauvaise jambe et j’ai senti comme un coup de poignard. Le chauffeur du bus m’a vue arriver, a reconnu l’uniforme et a attendu. Il y avait beaucoup d’autres filles de l’école dans le bus, la plupart d’autres classes. Elles savent presque toutes, ou croient savoir, que je marche avec une canne parce que ma mère plante des aiguilles dans une poupée vaudou. J’ai pris un siège et Gill Scofield, qui est dans mon cours de chimie, est venue s’asseoir à côté de moi.
« Que faisais-tu pour être en retard ?
— Je lisais. J’ai oublié l’heure.
— Tu n’es pas sortie avec des garçons ?
— Non !
— N’aie pas l’air si choquée, c’est ce que faisaient la moitié des filles dans ce bus. Plus de la moitié. Regarde-les. » J’ai regardé. Beaucoup avaient leur jupe froissée et les lèvres d’un rouge suspect.
« Comme c’est vulgaire. »
Gill a ri. « Je veux être un grand savant, m’a-t-elle dit.
— Un savant ?
— Oui. Un vrai. Je lisais l’autre jour un article sur Lavoisier. Tu connais ?
— Il a découvert l’oxygène. Avec Priestley.
— Oui, et il était français. C’était un aristocrate, un marquis. Il a été guillotiné sous la Révolution française et il a dit qu’il clignerait des yeux aussi longtemps qu’il resterait conscient après qu’on lui aurait coupé la tête. Il les a clignés dix-sept fois. Ça, c’était un savant. »
Elle est bizarre. Mais je l’aime bien.
Dimanche 7 octobre 1979
J’ai fini Triton. C’est étonnant. Mais plus j’y pense moins je comprends pourquoi Bron a menti à Aubri.
J’ai passé le temps réservé à l’écriture des lettres, aujourd’hui, à envoyer un mot à mon cousin Arwell Parry pour lui souhaiter bonne chance et adresser mes félicitations à oncle Rhodri.
Pourquoi Bron a-t-elle menti à Aubri ?
Lundi 8 octobre 1979
D’un côté, Gramma et Grampar n’ont jamais parlé de sexe. Ils doivent l’avoir fait au moins deux fois, sinon ils n’auraient pas eu tante Teg et ma mère, mais je ne pense pas qu’ils l’aient fait plus souvent. Puis il y a la façon dont on parle de sexe à l’école et à l’église. Et il n’y a pas de sexe, pratiquement pas d’histoires d’amour du tout, dans la Terre du Milieu, ce qui me fait toujours penser que le monde se porterait mieux sans. Arwen est juste une concession à la bienséance. Ou bien simplement un réceptacle pour les futurs demi-elfes rois de Gondor et d’Arnor. Une récompense. Il aurait mieux valu qu’Aragorn épouse Eowyn – qui était une héroïne à part entière, après tout – et laisse dépérir les Númenóréens. (Après tout, regardez-nous maintenant !) Donc le sexe est un mal nécessaire pour produire des enfants. C’est normal.
Et quand on voit les filles dans le bus, et ma mère avec ses petits amis, et celles qui se glissent dans le lit les unes des autres la nuit, ach y fi.
Mais, d’un autre côté, j’ai des sentiments liés au sexe. Et Triton, Heinlein et L’Aurige me font penser qu’en fait le sexe en lui-même est neutre, c’est sa diabolisation par la société qui le rend dégoûtant. Et les histoires de changement de sexe de Triton impliquent qu’il peut y avoir tout un spectre de la sexualité, la plupart des gens se situant quelque part au milieu, attirés par les hommes ou les femmes, et certains en dehors – moi à un bout, Ralph et Laurie à l’autre. Ce qui m’a toujours plu dans la science-fiction, c’est qu’elle vous fait réfléchir et regarder les choses sous des angles auxquels vous n’auriez jamais pensé.
Désormais, je considérerai le sexe de manière positive.
Mercredi 10 octobre 1979
Si l’école voulait essayer de nous détacher de la magie, elle ne s’y prendrait pas autrement. Je me demande si ce n’était pas voulu au départ. Je suis sûre que personne ici n’en sait rien maintenant, mais Arlinghurst fonctionne comme ça depuis plus de cent ans.
Nous ne faisons aucune cuisine, nous sommes complètement coupées de ce que nous mangeons, et la nourriture est incroyablement mauvaise. Hier, par exemple, on nous a servi au dîner du corned-beef frit, une purée complètement insipide et du chou bouilli trop cuit. Au dessert, c’était un plat de crème renversée avec une demi-noix au milieu pour six personnes. Ils appellent ça un Délice Hawaïen. On nous sert un plat similaire au moins une fois par semaine : la Surprise Hawaïenne, de la crème renversée avec une demi-cerise confite. Je n’aime ni les cerises confites ni les noix, de sorte que les autres filles m’apprécient un peu plus quand on nous en sert parce que je ne me joins pas à la bagarre générale pour les avoir. Je n’aime pas non plus la crème renversée, mais j’ai parfois assez faim pour en manger. On ne peut pas trouver pire nourriture, ni plus détachée de la nature, même en essayant. Si vous mangez une pomme, vous êtes connecté à un pommier. Si vous mangez un plat de crème renversée et une demi-cerise confite, vous n’êtes connecté à rien.