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Toujours à propos de nourriture, nous n’avons pas nos assiettes attitrées, ni nos couteaux, fourchettes ou tasses. Comme presque tout ce que nous utilisons, ils sont communs, on nous les distribue au hasard. Il n’y a aucune chance que quoi que ce soit s’imprègne, établisse un lien privilégié. Rien ici n’est conscient, ni chaise ni tasse. On ne peut s’attacher à rien.

À la maison, je me déplaçais dans un halo d’objets qui savaient, au moins vaguement, à qui ils appartenaient. Le fauteuil de Grampar en voulait au moins autant que lui à quiconque d’autre s’asseyait dedans. Les chemises et les pulls de Gramma s’ajustaient d’eux-mêmes pour cacher son sein absent. Les chaussures de ma mère vibraient pratiquement de conscience. Nos jouets nous cherchaient. Il y avait dans la cuisine un couteau à pommes de terre que Gramma ne pouvait pas utiliser. C’était un couteau ordinaire avec un manche en bois brun, mais elle s’était coupée une fois avec et, depuis, il avait soif de son sang. Quand je fouillais dans le tiroir de la cuisine, je le sentais qui ruminait. Quand elle est morte, ça a passé. Et puis il y avait les cuillers à café, rarement utilisées, toutes petites, un cadeau de mariage. Elles étaient en argent et elles se savaient spéciales, supérieures à tout le reste.

Aucune de ces choses ne faisait rien. Les cuillers à café ne remuaient pas le café sans qu’on les tienne ou quoi que ce soit. Elles ne discutaient pas avec les pinces à sucre pour savoir qui étaient les préférées. (Mais nous avions toujours l’impression qu’elles l’auraient pu à tout moment.) Je suppose que c’était psychologique, en fait. Elles confirmaient le passé, elles connectaient tout, c’étaient les fils d’une tapisserie. Ici, il n’y a pas de tapisserie, nous existons séparément.

Une autre lettre. Je ne l’ai pas ouverte. Mais je l’ai remarquée, à cause de ce que je viens de dire. Elle palpite de son importance – importance maléfique, mais importance tout de même. Tout le reste se tait autour d’elle.

Jeudi 11 octobre 1979

Miss Carroll a accepté sans hésitation d’écrire une lettre pour la bibliothèque. « J’ai vu que vous en étiez réduite à lire Arthur Ransome », a-t-elle dit.

En fait, j’aime bien Arthur Ransome. Je ne dirais pas « réduite à lire ». Je les ai déjà tous lus, bien sûr, il y a des années, mais j’ai apprécié. Il y a quelque chose d’agréable dans un livre pour enfants sans sexe et avec une fin heureuse – Ransome, Streatfield, ce genre de choses. Ce n’est pas d’une lecture trop difficile et vous savez à quoi vous attendre, c’est une histoire simple et agréable d’enfants qui font des bêtises en bateau, ou qui prennent des cours de danse ou je ne sais quoi, et ils connaissent des petites joies et des petits désastres et tout s’arrangera à la fin. C’est réconfortant, surtout après avoir lu Tchekhov hier. Je suis vraiment contente de ne pas être russe.

Mais c’est un pas vers l’obtention d’une carte de bibliothèque, je me suis donc contentée de sourire. Si seulement il renvoyait le formulaire, je pourrais en avoir une ce week-end. Je ne devrais pas l’appeler « il » comme ça. Mais je ne sais pas comment l’appeler. Comment appelle-t-on son père quand on vient tout juste de le rencontrer ? « Papa » serait ridicule. Et même si c’est son nom, je trouverais un peu étrange de l’appeler Daniel.

Vendredi 12 octobre 1979

La lettre de mon père est arrivée ce matin, avec un billet de 10 livres (!) et le formulaire signé. Il dit que l’argent est pour acheter des livres, mais je vais en dépenser une partie en gâteaux.

J’ai eu une discussion avec Sharon sur la nourriture juive. Elle dit que c’est ce que Dieu leur a dit de manger, ou de ne pas manger, et que c’est spécial mais que ça ne peut faire de mal à personne. Les plateaux qu’on lui sert sont bons, d’après elle. Elle a beaucoup de rosbif et de poisson, et ils sont cuits à point, mais toujours froids, parce qu’ils ne peuvent même pas être réchauffés en même temps que nos repas. Elle dit que le pain qu’on lui donne est excellent, mais toujours un peu rassis parce qu’il vient de Manchester. On dirait qu’être juif a beaucoup d’inconvénients, et je détesterais ne pas pouvoir dépenser de l’argent le samedi, d’autant plus que c’est le seul moment où nous sommes autorisées à sortir. Mais ça pourrait en valoir la peine.

J’ai eu du mal à la faire parler. On l’a beaucoup taquinée avec ça, et elle s’en sert aussi pour faire peur aux gens, elle ne veut donc pas qu’ils en sachent trop. J’ai dû lui parler du père juif de mon père. Elle dit que ça ne fait pas de moi une juive du tout, on ne peut pas être partiellement juif, c’est transmis par la mère. Si je veux être juive, il faut que je me convertisse.

Je me souviens de la fois où un missionnaire est venu à l’église nous parler de la conversion des païens. Il disait que certains feignaient de se convertir pour manger gratuitement à la mission et retournaient à leurs anciens dieux dès qu’il y avait un problème. Il les appelait des « chrétiens de riz ». Je suppose que je pourrais être une « juive de riz ».

D’un autre côté, Grampar ferait carrément une crise s’il l’apprenait. Ma mère ne manquerait pas de le lui dire, dans l’espoir qu’il ait une autre attaque.

Samedi 13 octobre 1979

Le temps a complètement changé d’une semaine à l’autre. Dimanche dernier, il faisait doux et ensoleillé, comme si l’automne regardait à regret vers l’été par-dessus son épaule. Aujourd’hui, il faisait humide et venteux, et il avait l’air de se précipiter impatiemment vers l’hiver. Le sol était glissant de feuilles mortes. Oswestry paraissait moins attrayant que jamais. Maintenant que Gill me l’a signalé, je remarque que les filles dans le bus se passent en gloussant un bâton de rouge pourtant prohibé. Elles me font penser à Susan dans La Dernière Bataille. J’ai sombré dans une rêverie où je rencontrais C. S. Lewis, même s’il est mort depuis longtemps. Beaucoup trop embarrassant à raconter.

Je suis allée à la bibliothèque, armée de ma lettre et du formulaire signé, et j’ai été reçue par une bibliothécaire amicale et enjouée qui, j’en suis sûre, m’aurait acceptée sans eux. Elle les a à peine regardés. J’ai maintenant une petite série de huit cartes qui me permettront de prendre huit livres à n’importe quel moment – ou, plus exactement, n’importe quel samedi matin où je pourrai arriver en ville avant midi. Elle m’a aussi dit que si j’avais besoin de quelque chose qu’ils n’avaient pas, le prêt entre bibliothèques était gratuit pour les moins de seize ans. Je pourrai donc commander tout ce que je veux et ils me l’obtiendront. Il me suffira de leur indiquer le titre et l’auteur. J’ai donc commencé par tous les livres de Mary Renault mentionnés dans L’Aurige. Je vais me faire une liste des œuvres « du même auteur » signalées dans les autres livres et l’apporter la semaine prochaine. La bibliothécaire a dit qu’ils pouvaient avoir tous les ouvrages jamais publiés en Grande-Bretagne, même épuisés. Elle a ajouté qu’ils m’enverraient une carte, mais j’ai dit que ça irait, qu’ils gardent l’argent du timbre pour acheter des livres, je passerai simplement toutes les semaines et je prendrai ce qu’ils auront reçu.

Le prêt entre bibliothèques est une des merveilles du monde et une gloire de la civilisation.

Les bibliothèques sont vraiment géniales. Mieux même que les librairies. Parce que les librairies font des bénéfices en vous vendant des livres, alors que les bibliothèques attendent tranquillement de vous prêter des livres par pure bonté d’âme.

J’ai passé une heure de bonheur entre les rayons, qui ont en commun avec ceux de la bibliothèque de l’école de renfermer quelques joyaux, bien trop rares. Et les rayons de SF sont abondamment garnis, je m’y suis encore plus attardée. Avec un chargement de huit livres et la pluie me coulant sur le visage, j’ai hésité à retourner tout droit à l’école pour les lire dans le confort de la bibliothèque. Mais je voulais vérifier la librairie, et si huit livres semblent (et pèsent !) beaucoup, ce n’est pas comme s’ils allaient me durer toute la semaine. Je lis normalement au petit matin, si je me réveille avant la cloche, pendant les trois heures de sports collectifs, pendant les cours qui m’ennuient, en permanence après avoir appris mes leçons, durant la demi-heure de quartier libre après la permanence et une demi-heure avant l’extinction des feux. J’arrive donc à lire à peu près deux livres par jour.