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« Ma mère est une sorcière », ai-je dit, désinvolte.

Lorraine en a eu le souffle coupé et a lâché la photo. « C’est du vaudou ? » a-t-elle chuchoté.

Je me l’étais moi-même demandé. Je ne sais pas comment ces choses marchent. Qu’est-ce que ça veut dire, brûler quelqu’un sur une photo ? Qu’est-ce que ça peut faire ? Quelles conséquences cela peut-il avoir ? J’ai tâtonné à la recherche de mon amulette en bois, mais bien sûr je ne l’avais pas, je ne peux pas la porter avec mon uniforme. Mais j’ai mis la main sur le caillou que je gardais dans ma poche. Je ne sais pas si ça aide, mais ça rassure. J’ai touché le bureau de bois de la bibliothèque, poli par les ans et par des centaines de mains.

« En quelque sorte, ai-je posément dit. Elle me brûle, mais ça ne me fait rien.

— Mais tu es juste là », a-t-elle objecté, assez fort pour que Miss Carroll nous regarde.

Lorraine, naturellement, ne sait rien de Mor. Je n’ai pas parlé d’elle parce que, premièrement, c’est personnel, deuxièmement je ne supporte pas la compassion, et troisièmement je supporte encore moins qu’on plaisante avec ça. Les gens qui plaisantent à propos de Mor pourraient me faire perdre mon calme. « Oh, vraiment ? ai-je dit en prenant la photo. Je n’avais pas encore regardé celle-là. D’habitude c’est moi qu’elle brûle. Mais je suis protégée. Ça serait terrible si elle commençait à s’en prendre à mes amies. »

Lorraine a sursauté et est allée s’asseoir de l’autre côté de la bibliothèque où elle a fait semblant de lire Autant en emporte le vent le reste de la journée. « Qu’elles me craignent pourvu qu’elles m’obéissent » avait marché encore mieux que d’habitude, mais Deirdre et Sharon me battaient froid et je risquais de me retrouver terriblement isolée.

Mardi 16 octobre 1979

Le style, c’est comme la magie. Il n’y a là rien sur quoi on puisse mettre le doigt, ça s’envole si vous essayez de l’analyser, mais c’est réel et ça affecte le comportement des gens et ça a des conséquences.

Sharon a probablement plus d’argent qu’aucune autre fille de la classe. Nous sommes la 5e inf., ce qui ne veut rien dire dans un contexte normal et ça m’énerve rien que d’y penser. On compte à partir de la « 3e sup. ». En théorie, il devrait exister une école primaire virtuelle qui commencerait en 1re à l’âge de sept ans, mais il n’y a rien de tel, je le déduis seulement de l’existence de ces chiffres ridicules. Quand on arrive en classe de 6e, inf. ou sup., on est dans le même système que le reste du monde qui va de la 1re à la 4e à la petite école et de la 1re à la 6e à l’école secondaire. Arlinghurst va de la 1re à la 6e comme une école secondaire ordinaire, mais en comptant stupidement.

Nous sommes, plus précisément, la 5e inf. C. Il y a un A et un B, mais nous ne sommes pas réparties en groupes de niveau (le ciel nous en préserve, ce serait mal !). Mais en fait nous le sommes, parce que Gill et toutes les autres élèves du cours de chimie sont en A, et elles sont incontestablement brillantes. Vu mes notes, je devrais être en A, mais on ne peut pas changer de groupe en cours de trimestre. Miss Carroll, la bibliothécaire, m’a dit qu’on lui avait confié que j’aurais dû passer en A à Noël, mais que j’avais bousculé l’emploi du temps, ce qui veut dire que je vais rester avec les cancres jusqu’en septembre prochain. Elle m’a raconté ça comme si ça devait m’apprendre à rester à ma place, mais je suis contente de m’être battue pour faire de la chimie. J’aurais voulu avoir tenu bon pour la biologie aussi.

Le système d’équipes est indépendant de celui des classes. Les classes sont organisées horizontalement, les équipes verticalement. Les élèves des trois classes de chaque année sont réparties dans les quatre équipes existantes. Celles-ci sont en compétition les unes avec les autres pour des coupes… de véritables coupes en argent qui sont gardées dans le hall. Chaque équipe porte le nom d’un poète victorien. Je fais partie de Scott. Les autres sont Keats, Tennyson et Wordsworth. Pas de Shelley ni de Byron, sans doute parce qu’ils ont une réputation un peu trop sulfureuse. Gramma aimait beaucoup tous ces poètes sauf, ironiquement, Scott. Le système des classes gère les leçons, le système des équipes tout le reste… en particulier les sports collectifs, mais aussi les points de conduite gagnés ou perdus. Nous sommes censées beaucoup nous préoccuper de notre équipe et de son rang, et nous méfier des intrusions des filles qui lui sont étrangères. Inutile de préciser que je m’en fiche complètement. C’est du granfalloon le plus pur, et je suis profondément reconnaissante à Vonnegut de m’avoir appris ce mot.

Bref, j’essayais de parler de style. En 5e inf. C, où sont les seules filles que je connaisse vraiment bien, c’est la famille de Sharon qui a le plus d’argent. Elle part en vacances à l’étranger plus souvent que tout le monde, son père est chirurgien, ils ont une grande maison et une grosse voiture. Mais, socialement, elle est très bas, parce que, étant juive, elle est différente, et aussi à cause de cette chose impalpable, le style, qui est comme la magie. Elle n’a pas de cheval, mais ses parents pourraient facilement se le permettre. Ils ont une piscine, mais pas de cheval, parce que leurs priorités sont différentes. Elle va skier à Noël, mais en Norvège, parce qu’ils ne veulent pas aller en Allemagne ou en Suisse.

Les parents de Julie n’ont pas beaucoup d’argent. Elle porte les vieux uniformes de sa sœur. Ils ont une vieille voiture. Mais sa sœur est déléguée et sa mère était préfète et a remporté une coupe de tennis pour Wordsworth, qui était aussi son équipe. On y a mis Julie parce que sa mère, ses tantes et sa sœur y étaient. Il y a une vieille photo en noir et blanc de sa mère avec sa coupe dans la salle des Trophées. Et la légende de la photo dit « L’Hon. Monica Wentworth », parce que le père de la mère de Julie est vicomte. Julie n’est pas une « honorable », mais, sur le plan social, elle fait mieux que n’importe qui parce que sa mère l’est. Ce n’est pas juste ça, c’est la combinaison de l’« Hon. », de la coupe et de la tradition de l’école. Et Julie n’est pas très intelligente, mais elle est bonne en sport, ce qui est beaucoup plus important.

Il y a en 4e sup. une grosse fille qui glousse tout le temps, Lady Sarah. Son père est comte. Je pense que Julie reconnaîtrait sa supériorité, mais je n’en suis pas sûre. Le style n’est pas pur snobisme, c’est beaucoup de choses. Mais tout le monde s’en préoccupe par-dessus tout. Une des premières questions qu’elles m’ont posée, c’était le type de voiture de mon père. « Une noire » n’est pas trop bien passé. Elles n’arrivaient pas à croire que je ne savais pas. Je ne leur ai pas dit que je ne l’avais vue que deux ou trois fois, et que de toute façon je n’aimais pas les voitures. Il se trouve que c’est une Bentley – j’ai écrit pour lui demander –, ce qui est une marque acceptable. Mais pourquoi s’en soucient-elles ? Elles veulent pouvoir situer tout le monde très précisément. Bien sûr, elles ont vite vu que je ne venais de nulle part – pas de cheval, pas de titre, et Galloise. J’ai marqué des points grâce à la maison où vit mon père – il n’y a que lui qui les intéresse. Certaines ont des parents divorcés – la pauvre Deirdre, par exemple –, mais même quand elles vivent avec leur mère, seul le père compte.

Le style est absolument impalpable, la façon dont il affecte les choses n’est pas sujette à l’analyse scientifique, et il n’est pas censé être réel, mais omniprésent et tout-puissant. Bref : tout comme la magie.