Mercredi 17 octobre 1979
Quand je serai adulte et célèbre, je n’avouerai jamais avoir fréquenté Arlinghurst. Je prétendrai n’en avoir jamais entendu parler. Quand les gens me demanderont où j’ai fait mes études, je ne répondrai pas.
Il y a d’autres personnes comme moi, quelque part. C’est un karass. Je sais qu’il y en a, il doit y en avoir.
Jeudi 18 octobre 1979
Cette école rendrait n’importe qui communiste.
J’ai lu le Manifeste du parti communiste aujourd’hui, il est très court. Vivre dans cette société serait comme vivre sur Anarres. Je suis partante tout de suite.
Vendredi 19 octobre 1979
J’aimais Mor, mais n’ai jamais apprécié ma chance. Je n’ai jamais vraiment compris à quel point il était merveilleux d’avoir toujours quelqu’un à qui parler qui sache ce que vous voulez dire, quelqu’un avec qui jouer qui comprenne le genre de jeu auquel vous voulez jouer.
Plus qu’une semaine de classe avant les vacances de milieu de trimestre.
Samedi 20 octobre 1979
Vive le prêt entre bibliothèques. Ils m’ont trouvé Purposes of Love et The Last of Wine !
J’ai rapporté les huit livres de la semaine dernière. J’ai aussi trouvé cinq autres œuvres d’auteurs que je connais et un roman intitulé Le Mage. Je n’ai jamais entendu parler de l’auteur (Fowles) mais, pensez, un livre sur un sorcier !
J’ai commandé vingt-huit livres, relevés dans les pages « du même auteur ». Le bibliothécaire a eu l’air un peu décontenancé, mais il n’a pas fait de difficultés. Il pleuvait des cordes et il n’y a presque plus une feuille sur les arbres. Je suis allée au salon de thé, parce que les autres filles n’y vont pas, elles fréquentent les vrais cafés, en ville. Après, je suis allée au bord de l’eau, où le cygne m’a accueillie par des sifflements menaçants. Mes chaussures s’enfonçaient dans la boue de la berge, et je suis allée sous les arbres, à la recherche de fées. Il y en avait une ou deux, mais elles étaient difficiles à voir, et peu disposées à la conversation, ce que je regrette, car à part une lettre de mon père, je n’ai pas eu l’occasion de parler à quelqu’un de toute la semaine.
Dimanche 21 octobre 1979
James Tiptree Jr. est une femme ! Ça alors !
Je ne l’aurais jamais deviné. Bon sang, Robert Silverberg doit se sentir ridicule. Mais je parie qu’il s’en fiche. (Si j’avais écrit L’Oreille interne, je ne me soucierais plus jamais de passer pour un idiot. C’est peut-être le livre le plus déprimant du monde, je le place parmi les meilleurs avec Thomas Hardy et Eschyle, mais il est aussi tellement brillant.) Les nouvelles de Tiptree sont bonnes, aussi, bien qu’aucune n’arrive au niveau d’Une fille branchée. Je suppose qu’elle a pris ce pseudonyme pour s’attirer le respect, mais Le Guin n’a pas eu besoin de ça pour être respectée. Elle a gagné le prix Hugo. Je pense qu’en un sens Tiptree a choisi la facilité. Mais quand on pense à quel point ses personnages aiment les fausses pistes et les déguisements, on se dit qu’elle est peut-être aussi comme ça. Je suppose que tous les écrivains se servent de leurs personnages comme de masques, et que peut-être ce nom masculin en est un supplémentaire. Tout bien réfléchi, si j’écrivais Le Plan est l’amour, le Plan est la mort, je ne voudrais peut-être pas non plus que les gens sachent où je vis.
J’ai été la seule aujourd’hui à ne pas avoir de gâteau, mais je m’en fiche. Même Deirdre en a eu un de la part de Karen. Elle me regarde d’un drôle d’air perplexe, ce qui en fait est pire que tout. Je comprends maintenant beaucoup mieux la dépendance de Tibère envers Séjan. Je comprends aussi pourquoi il est devenu bizarre. Être laissée seule – et je suis laissée seule – n’est pas aussi désirable que je le pensais. Est-ce comme ça que les gens deviennent méchants ? Je ne veux pas le devenir.
J’ai écrit à tante Teg, en essayant d’avoir l’air gaie. J’ai aussi écrit à mon père, dans l’espoir d’arriver à le persuader de m’emmener la voir, et peut-être aussi de m’emmener rendre visite à Grampar à l’hôpital. Ils sont tout ce qui me reste, maintenant. Il ne voudra sans doute pas les rencontrer, mais il pourrait m’attendre dans la voiture. Ce serait vraiment agréable de voir des gens qui m’aiment bien. Plus que cinq jours avant de pouvoir échapper à cet endroit pour une semaine de vacances.
Lundi 22 octobre 1979
Aujourd’hui, en cours de chimie, Gill est venue s’asseoir à côté de moi. C’est très courageux de sa part, vu la façon dont tout le monde me traite. « Tu ne penses donc pas que je suis une lépreuse vaudou ? lui ai-je demandé tout à trac après la classe.
— Je suis une scientifique. Je ne crois pas à tous ces trucs. Et je sais que tu as eu des ennuis parce que tu m’as donné un gâteau. »
C’était l’heure du déjeuner, nous sommes donc allées ensemble au réfectoire. Je me fiche de ce que pensent les gens. Gill dit qu’elle ne lit pratiquement jamais de fiction, mais elle m’a prêté un ouvrage de vulgarisation d’Asimov intitulé The Left Hand of the Electron. Elle a trois frères, tous plus vieux qu’elle. L’aîné est à Oxford. Ils sont tous scientifiques, eux aussi. Je l’aime bien. Elle est reposante.
Le Mage est très bizarre. Je ne sais pas si je l’aime ou non, mais je suis impatiente de m’y replonger et j’y pense tout le temps. Ce n’est pas sur la magie, pas vraiment, mais l’atmosphère en est proche. C’est une lecture étrange, parce que le héros marche sans arrêt des kilomètres dans une île au milieu des odeurs de thym, comme nous en avions l’habitude. Nous n’avions pas peur de parcourir des kilomètres sur les « dramroads », jusqu’à Llwydcoed ou Cwmdare. Nous prenions d’habitude le bus jusqu’à Penderyn, mais une fois que nous y étions nous nous promenions sur les sommets pendant des heures. J’aimais la vue qu’on avait de là-haut. Nous nous étendions sur l’herbe et regardions les alouettes dans le ciel, et nous ramassions des touffes de laine qu’avaient perdues les moutons, nous les cardions et les donnions aux fées.
Mardi 23 octobre 1979
Ma jambe me fait vraiment mal aujourd’hui. Il y a les jours où je peux presque marcher, et les autres. Des jours où les escaliers sont pénibles et des jours où ils sont une torture. Aujourd’hui, c’est sans conteste un jour sans. J’ai reçu une autre lettre ! Il faut que je les brûle ou je ne sais quoi. Elles sont si malfaisantes qu’elles en brillent presque. Je peux les voir du coin de l’œil, mais c’est peut-être la douleur qui me donne des hallucinations. Vendredi, je suis en vacances. Mon père passe me prendre à six heures. Il ne m’a pas dit où nous allions, mais ce sera loin d’ici. Je ne peux pas prendre les lettres, mais bien sûr je ne peux pas les laisser non plus.
Je ne sais vraiment pas quoi penser de la fin du Mage. C’est encore plus ambigu que Triton. Qui écrirait les deux dernières lignes en latin, une langue que presque personne ne comprend ? C’est un livre de la bibliothèque, mais j’ai écrit au crayon la traduction sur la page, très légèrement :