« Nous passerons la nuit ici, puis demain je t’emmène voir mon père », a-t-il dit. Les phares éclairaient la route. Je voyais des lapins s’écarter d’un bond et une dentelle de branches s’illuminer un instant avant de replonger dans le noir. « Nous allons descendre à l’hôtel. Tu en as déjà eu l’occasion ?
— Tous les étés. Nous allions dans le Pembrokeshire et logions deux semaines à l’hôtel. C’était le même chaque année. » Je sentis ma gorge se serrer en y repensant. C’était si gai. Grampar nous emmenait sur différentes plages, dans des châteaux, ou voir des menhirs. Gramma nous racontait leur histoire. Elle était professeur, tous les membres de ma famille l’étaient, mais j’étais déterminée à déroger à la tradition. Elle aimait les vacances, quand elle n’avait pas à faire la cuisine et quand tante Teg et elle pouvaient se détendre et plaisanter. Parfois, ma mère venait avec nous et restait assise dans les cafés à fumer et à manger des nourritures bizarres. C’était beaucoup mieux les années où elle ne venait pas, bien sûr. Mais elle était bien plus facile à éviter dans le Pembrokeshire, et moins envahissante. Mor et moi avions nos jeux, et il y avait toujours à l’hôtel d’autres enfants avec qui nous pouvions organiser des parties et monter des spectacles pour les parents.
« La nourriture était bonne ? a-t-il demandé.
— Merveilleuse. On nous servait du melon, ou du maquereau. » Des choses délicieuses qu’on n’avait jamais à la maison.
« Eh bien, la nourriture sera bonne aussi là où nous allons. Comment est celle de l’école ?
— Épouvantable », ai-je répondu, et je l’ai fait rire avec la description que j’en ai faite. « Y a-t-il une chance pour que j’aille au pays de Galles ?
— Je ne peux pas t’y emmener, mais si tu veux y aller quelques jours en train, ça peut se faire. »
Je n’étais pas sûre, parce dans le train je serais piégée, et qu’elle était aussi là-bas et, si elle m’empoignait de force, je ne savais pas ce que je ferais. Mais elle ne s’approcherait probablement pas de moi. Elle ne saurait pas que j’étais là. Je m’abstiendrais d’utiliser la magie.
Quand nous sommes enfin arrivés au Vieux Manoir, les tantes étaient toutes assises dans le parloir. Mais elles ne parlaient guère. Je les ai embrassées, puis, après une visite à la bibliothèque de Daniel, je suis allée me coucher avec La Fin de l’Éternité.
Samedi 27 octobre 1979
Je n’imaginais pas Londres aussi grand. La ville s’étend à perte de vue. Elle s’impose à vous par surprise, vous ne vous en rendez pas compte, et soudain elle est partout. Au début, il y a des bâtiments isolés avec des espaces vides entre eux, puis ils sont de plus en plus nombreux.
Le père de mon père s’appelle Sam. Il a un drôle d’accent. Je me demande si on le surnomme Coco. Il habite un quartier de Londres qui s’appelle Mile End, et il est coiffé d’une calotte, mais pour le reste il n’a pas l’air le moins du monde juif. Ses cheveux – et il en a encore beaucoup, malgré son âge – sont tout blancs. Il porte un gilet brodé, très beau mais un peu élimé. Il est terriblement vieux.
Pendant tout le trajet, en voiture, mon père et moi avions parlé de livres. Il n’avait pas mentionné Sam, sauf pour dire que c’était chez lui que nous allions. Je pensais plus à l’hôtel et à Londres, ça a donc presque été une surprise quand nous sommes arrivés. Mon père a klaxonné selon un rythme convenu, la porte s’est ouverte et quelqu’un est sorti. Mon père nous a présentés sur le trottoir, Sam nous a serrés tour à tour dans ses bras. J’étais un peu inquiète, au début, parce qu’il ne ressemblait à personne que je connaisse, surtout à Grampar. Avec mon père et ses sœurs, c’est très facile de garder ses distances, même quand on les connaît bien, parce qu’ils sont anglais, sans doute. Mais Sam n’est pas anglais, pas du tout, et il a semblé m’accepter instantanément, alors qu’avec eux j’ai toujours l’horrible impression de passer un examen.
Sam nous a fait entrer et m’a présentée à sa propriétaire comme sa petite-fille. Elle a répondu qu’elle voyait la ressemblance. « Morwenna est bien de ma famille, a-t-il dit comme s’il me connaissait depuis des années. Regardez-moi ce teint. Elle ressemble à ma sœur Rivka, zichrona livracha. »
Devant mon air ébahi, il a traduit : « Que sa mémoire soit bénie. » Ça me plaît. C’est une jolie façon de dire que quelqu’un est mort sans mettre un terme à la conversation. J’ai demandé comment ça s’écrivait et quelle langue c’était. C’est de l’hébreu. Les juifs prient toujours en hébreu, m’a dit Sam. Peut-être un jour serai-je capable de dire « Ma sœur Mor, zichrona livracha » aussi naturellement que lui.
Puis il nous a emmenés dans sa petite chambre. Cela doit faire bizarre de vivre à l’étage chez quelqu’un d’autre. Je vois bien qu’il n’a pas beaucoup d’argent. Je le sais sans le savoir. Il y a un lit, un lavabo et une chaise dans la pièce, et des livres empilés un peu partout. Et aussi une commode, avec encore des livres empilés dessus, un samovar électrique et quelques verres. Il y avait un chat aussi, un gros chat roux et blanc appelé Président Mao, ou Président Miaou. Il occupait la moitié du lit, mais quand je me suis assise tout au bord, il est venu s’installer sur mes genoux. Sam a dit que ça voulait dire qu’il m’aimait bien, et il n’aime pas beaucoup de monde. Je l’ai caressé, prudemment, et il ne m’a pas griffée au bout d’une minute comme Perséphone le fait toujours, chez tante Teg. Il s’est mis en boule et endormi.
Sam a fait du thé, pour lui et pour moi. Mon père a pris un whisky. (Il boit énormément. Il est descendu au bar de l’hôtel, maintenant. Il fume aussi beaucoup. Il serait injuste de dire qu’il a tous les vices, vu qu’il m’a aidée à m’échapper et qu’il paie mon école. Ce n’est pas comme si c’était lui qui avait exigé ma présence.) Le thé était servi dans des verres avec des porte-verre en métal, sans lait ni sucre, comme ça c’était bien meilleur. Il avait un parfum agréable. C’était surprenant, car d’habitude je n’aime pas le thé et n’en bois que par politesse. Sam avait pris l’eau au samovar électrique qui, disait-il, la gardait à la bonne température.
Au bout d’un moment, j’ai regardé les livres et vu le Manifeste du parti communiste. J’ai dû faire un petit bruit, car ils m’ont tous les deux regardée. « Je viens de remarquer que vous avez le Manifeste du parti communiste », ai-je dit.
Sam a ri. « C’est mon bon ami le Dr Schechter qui me l’a prêté.
— Je l’ai lu récemment », ai-je ajouté.
Il a de nouveau ri. « C’est un beau rêve, mais ça ne marchera jamais. Voyez ce qui se passe en ce moment en Russie, ou en Pologne. Marx est comme Platon, il a des rêves qui ne peuvent se réaliser tant que la nature humaine est ce qu’elle est. C’est ce que ne peut pas comprendre le Dr Schechter.
— J’ai aussi lu quelque chose sur Platon », ai-je dit, parce qu’il est dans The Last of the Wine, bien sûr, avec Socrate.
« Lu quelque chose sur Platon ? demanda Sam. Pourquoi pas Platon lui-même ? »
J’ai secoué la tête.
« Tu devrais le lire, mais garde toujours l’esprit critique. Attends, je dois avoir un Platon en anglais quelque part. » Il s’est mis à déplacer des piles de livres avec l’aide de mon père. Je l’aurais bien aidé aussi, mais je ne pouvais pas bouger avec Président Miaou endormi sur mes genoux. Il avait Platon en grec, en polonais et en allemand et j’ai compris en l’entendant marmonner en déplaçant les piles qu’il pouvait lire toutes ces langues, de même que l’hébreu, et que bien que son anglais soit drôlement accentué et qu’il vive dans cette petite chambre de location, c’était un homme instruit. En voyant mon père l’aider avec les piles, j’ai compris qu’ils s’aimaient beaucoup, même s’ils ne faisaient pas grand-chose pour le montrer. « Ah, voilà, s’est-il exclamé. Le Banquet en anglais, c’est un bon début. »