Je n’ai rien trouvé d’autre à dire. « Eh bien, un, deux, trois ! » Et à « trois », comme toujours, nous avons jeté les fleurs dans la mare, où elles ont disparu sans même en rider la surface. Il ne s’est rien passé. Puis un chien a aboyé au loin. Mor a tourné les talons et détalé, et je l’ai suivie.
« Il ne s’est rien passé », a-t-elle dit quand nous avons retrouvé la route en moins du quart du temps qu’il nous avait fallu pour venir.
« À quoi t’attendais-tu ? ai-je demandé.
— À ce que la Phurnacite s’écroule et devienne un lieu sacré, a-t-elle dit d’un ton parfaitement naturel. Enfin, soit ça, soit les Huorns. »
Je n’avais pas pensé aux Huorns et je l’ai regretté amèrement. « J’avais imaginé que les fleurs se dissoudraient et que les ondes se répandraient, après quoi l’usine serait tombée en ruine et les arbres et le lierre seraient venus tout recouvrir sous nos yeux et la mare se serait transformée en eau claire que les oiseaux viendraient boire et puis les fées seraient là et nous diraient merci et prendraient l’usine pour palais.
— Mais il ne s’est rien passé, a-t-elle conclu en soupirant. Demain, nous allons devoir leur dire que ça n’a pas marché. Allons-y. Tu préfères rentrer à pied ou attendre le bus ? »
Ça avait fonctionné, pourtant. Le lendemain, le gros titre du Leader d’Aberdare disait : « Fermeture de l’usine Phurnacite : des milliers d’emplois perdus. »
Je commence par cela parce que c’est concis et que ça permet de comprendre le reste, qui n’est pas si simple.
Voyez ça comme des Mémoires. Pensez-y comme un de ces recueils de souvenirs dont l’auteur s’est discrédité en se faisant passer pour un autre qu’il n’était ni par la couleur, ni par le genre, ni par la classe ou la religion. J’ai le problème inverse. Je dois sans arrêt me battre pour qu’on cesse de me prendre pour plus normale que je ne suis. La fiction est bien pratique. Elle vous laisse choisir et simplifier. Ceci n’est pas une belle histoire, et ce n’est pas une histoire facile. Mais c’est une histoire qui parle de fées, donc sentez-vous libre de penser que c’est un conte de fées. De toute façon, vous n’y croyez pas.
Très privé.
Ceci n’est PAS un cahier de cours !
Et haec, olim, meminisse iuvabit !
Mercredi 5 septembre 1979
« Et ça te fera le plus grand bien de vivre à la campagne, disaient-elles. Après avoir vécu dans un endroit aussi industrialisé. L’école est en pleine nature, il y a des vaches, de l’herbe et du bon air. » Elles voulaient se débarrasser de moi. M’envoyer en pension était un bon moyen d’y parvenir, elles pourraient ainsi continuer à faire comme si je n’existais pas. Elles ne me regardaient jamais en face. Elles regardaient dans le vague, ou elles plissaient les yeux. Je n’étais pas la sorte de parente qu’elles auraient présentée si elles avaient eu le choix. Il regardait peut-être, je ne sais pas. Je ne peux le regarder directement. Je ne cessais de jeter de petits coups d’œil à la dérobée dans sa direction, pour le voir, apercevoir sa barbe, la couleur de ses cheveux. Me ressemblait-il ? Je ne pouvais le dire.
Elles étaient trois, ses sœurs aînées. J’avais vu une photo d’elles, beaucoup plus jeunes, mais leurs visages étaient exactement les mêmes, toutes habillées en demoiselles d’honneur entourant ma tante Teg, brune comme une noix. Ma mère était aussi sur la photo, dans son affreuse robe de mariée rose – rose parce qu’on était en décembre, que nous devions naître en juin suivant et qu’elle n’avait pas osé se marier en blanc – mais lui n’y était pas. Elle l’avait supprimé. Après son départ, elle l’avait déchiré ou découpé ou brûlé sur toutes les photos de mariage. Je n’avais jamais vu un seul portrait de lui. Dans Les Vacances de Jane de Lucy Montgomery, une fille dont les parents étaient divorcés reconnaissait son père sur une photo dans le journal sans le connaître. Après avoir lu le livre, nous avions regardé des photos, mais nous ne l’avions jamais reconnu. Pour être franche, la plupart du temps nous ne pensions pas beaucoup à lui.
Même dans sa maison, j’étais presque surprise de les trouver réels, lui et ses trois demi-sœurs despotiques qui me demandaient de les appeler « tante ». « Pas tata, avaient-elles dit. Tata, c’est vulgaire. » Je les appelais donc tante. Leurs noms étaient Anthea, Dorothy et Frederica, je le sais, comme je sais beaucoup de choses, même si certaines sont des mensonges. Je ne peux rien croire de ce que m’a dit ma mère, à moins de l’avoir vérifié par moi-même. Mais certaines choses ne peuvent être vérifiées dans les livres. De toute façon, il est inutile que je sache leurs noms, car je suis incapable de les distinguer les unes des autres, alors je ne les appelle que tante, rien d’autre. Elles, elles m’appellent « Morwenna », très cérémonieusement.
« Arlinghurst est une des meilleures écoles de filles du pays, a dit l’une d’elles.
— Nous y sommes toutes allées, a ajouté l’autre.
— Nous en avons de très bons souvenirs », a terminé la troisième. Se répartir ce qu’elles ont à dire semblait être une de leurs habitudes.
Je me tenais devant la cheminée, cachée derrière ma frange et appuyée sur ma canne. C’était encore une chose qu’elles ne voulaient pas voir. J’avais vu la pitié sur le visage de l’une d’elles quand j’étais descendue de voiture. J’ai horreur de ça. J’aurais aimé m’asseoir, mais je n’allais pas le dire. J’ai maintenant beaucoup moins de mal à rester debout. Je vais aller mieux, quoi que disent les docteurs. Parfois je désire tellement courir que mon corps souffre plus de cette envie que de ma douleur à la jambe.
Je me suis retournée pour me changer les idées et ai regardé la cheminée. Elle était en marbre, très recherchée, décorée de branches de bouleau en cuivre. Tout était très propre, mais pas très confortable. « Donc nous allons acheter tes uniformes aujourd’hui à Shrewsbury, et nous te conduirons là-bas demain. » Demain. Elles ne pouvaient pas attendre pour se débarrasser de moi, avec mon affreux accent gallois, ma jambe folle et, pis que tout, mon existence gênante. Je ne voulais pas non plus être là. Le problème, c’est que je n’avais nulle part d’autre où aller. On ne vous laisse pas vivre seul avant seize ans ; j’avais découvert ça au Refuge. Et c’était mon père, même si je ne l’avais jamais vu avant. En un sens, ces femmes sont vraiment mes tantes. Je me sens plus seule et plus loin de chez moi que jamais. Ma vraie famille, qui m’a laissée tomber, me manque.
Le reste de la journée s’est passé à courir les magasins, avec mes trois tantes mais sans lui. Je ne sais pas si j’en étais heureuse ou non. L’uniforme d’Arlinghurst devait venir de certaines boutiques, tout comme l’uniforme de mon ancienne école. Nous avions été si fières quand nous avions réussi l’examen d’entrée en sixième. Nous étions la crème des Vallées, nous avait-on dit alors. Maintenant c’est oublié, et on me force à aller dans cette pension snob avec ses exigences bizarres. Une des tantes avait une liste et elles ont acheté tout ce qu’il y avait dessus. Elles n’hésitaient pas à dépenser de l’argent. On n’avait jamais dépensé autant pour moi. Dommage que tout ait été si horrible. Des tenues pour toutes sortes de sports. Je ne dis pas que je ne les utiliserai pas un jour. J’essaie d’éviter d’y penser. Pendant toute mon enfance, nous avions couru. Nous avions gagné des courses. Dans les compétitions, à l’école, nous avions couru l’une contre l’autre, laissant tout le monde loin derrière. Grampar avait parlé des Jeux olympiques comme d’un rêve, certes, mais quand même. Il n’y a jamais eu de jumelles aux jeux, avait-il dit.