Aujourd’hui, je suis allée à Cardiff acheter des livres. Ce qu’il y a de bien, chez Tears, c’est qu’ils ont des ouvrages américains. Chapter & Verse est très bien, et j’y vais aussi toujours, mais ils n’importent rien. Et il y a un certain nombre de boutiques de livres d’occasion. Il y a celle du Castle Arcade, celle dans The Hayes et celle près du casino qui a du porno dans l’arrière-boutique. Je pense que je suis la seule personne qui ne leur achète que des livres de la boutique officielle. Ils me regardent toujours de travers, comme si je voulais aller dans leur stupide arrière-boutique acheter leur stupide porno. Ou peut-être qu’ils ne veulent pas vendre des livres normaux, car ça les obligerait à réassortir ? J’ai trouvé The Best of Galaxy, volume IV, et dedans il y a une nouvelle de Zelazny.
Après, dans l’après-midi, nous sommes allées dans la vallée voir Grampar. Il est sorti de l’hôpital pour entrer dans une maison de repos qui s’appelle Fedw Hir. Pratiquement tous les autres pensionnaires sont timbrés. Il y a un homme qui reste assis en faisant « blubba, blubba, blubba », avec ses lèvres, et un autre qui crie à intervalles réguliers. C’est l’endroit le plus horriblement déprimant que j’aie jamais vu de ma vie, tous ces vieillards à la mâchoire tombante et à l’œil vitreux, assis en pyjama sur leur lit, l’air d’être dans l’antichambre de la mort. Grampar est un des mieux portants. Il est paralysé d’un côté, mais l’autre est aussi fort que jamais, et il peut parler. Il a tout son esprit, même si sa peau n’a pas une couleur normale. Ses cheveux ont toujours été gris, mais ils sont maintenant blancs et il y a une mèche qui a l’air de la couleur du lait caillé.
Il peut parler, mais il n’a pas grand-chose à dire. Il compte rentrer bientôt à la maison, mais tante Teg ne pense pas que ce soit possible, même si elle espère qu’il pourra sortir le jour de Noël. Elle veut que je vienne et j’ai dit oui, à condition que je n’aie pas à voir ma mère. Je ne sais pas si nous y arriverons. Grampar était absolument ravi de me voir et il voulait tout savoir de moi et de ce que je faisais, ce qui était gênant, bien sûr. Il ne veut pas entendre le nom de Daniel, il n’a jamais laissé personne le mentionner depuis que celui-ci a abandonné ma mère. Je ne peux donc rien dire le concernant. Mais j’ai évoqué l’école, sans lui avouer à quel point c’est affreux et combien tout le monde me déteste. Je lui ai parlé de mes notes et de la bibliothèque. Il a voulu savoir si ma jambe allait mieux et j’ai dit oui.
Elle ne va pas mieux. Mais je m’aperçois maintenant que ce n’est rien. D’accord, elle me fait mal, mais je peux marcher. Je suis mobile, alors que lui est coincé là. Il a besoin de rééducation, a dit tante Teg.
En sortant de là, tante Teg, qui va souvent le voir, a dit bonsoir à certains autres hommes de sa connaissance et qui soit n’ont pas répondu, soit ont réagi en ululant et en bafouillant. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Sam, qui doit avoir à peu près le même âge, et à son agréable petite chambre, ses piles de livres et son samovar électrique. C’est une personne, ces hommes sont simplement des déchets, les restes de gens. « Il faut sortir Grampar de là, ai-je dit.
— Oui, mais ce n’est pas si facile. Il ne peut pas se débrouiller seul. Je pourrais venir le week-end, mais il a besoin d’une infirmière. Ça coûte très cher. Ils espèrent que, peut-être, au printemps…
— Je pourrais vivre avec lui et l’aider », ai-je dit, et pendant un moment il y a eu comme une lueur d’espoir.
« Tu dois aller à l’école. De toute façon, tu ne pourrais pas l’aider à marcher. Il s’appuie de tout son poids sur la personne qui le soutient. »
Elle a raison. Je m’écroulerais sous la charge, ma jambe céderait et nous nous retrouverions tous les deux par terre.
Je devrais lui écrire. Je peux faire ça, de gentilles lettres joyeuses. Tante Teg pourra les lire tout haut et ça leur donnera un sujet de conversation à l’heure de la visite. Nous devons réussir à le sortir de là. C’est incroyablement sinistre. Et moi qui pensais que l’école était lugubre.
Mardi 30 octobre 1979
J’ai remonté la vallée en bus rouge et blanc, aujourd’hui. C’est intéressant. Il suit la vieille route tout le temps, remonte les rues étroites bordées de maisons mitoyennes et traverse Pontypridd. Tout le chemin j’ai vu d’horribles terrils, des tas de scories et des vilaines maisons entassées les unes sur les autres au pied des collines. Arrivée à Aberdare, je suis descendue et j’ai remonté la combe jusqu’aux ruines que nous avons baptisées Osgiliath. Je ne sais pas exactement ce qu’elles étaient avant. Les arbres étaient pratiquement nus et le sol était jonché de feuilles mortes. Il ne pleuvait pas, heureusement, car j’ai senti un besoin urgent de m’asseoir quand je suis arrivée. J’avais oublié comme c’était loin. Ou plus exactement je me rappelais que c’était à un kilomètre environ du plus proche arrêt de bus, ce qui représentait maintenant pour moi une longue marche.
Je ne cherchais pas spécialement les fées. Je voulais juste me rendre là. Mais les fées y étaient. Glorfindel y était. Elles m’attendaient.
J’aimerais rapporter notre conversation à la façon des elfes de Tolkien : « Longtemps tu nous as manqué et nous avons attendu ta venue, Mori, longtemps nous t’avons cherchée en vain parmi les arbres et les palais. D’une lointaine contrée nous est parvenue la nouvelle que tu parcourais toujours ce monde, séparée de ta jumelle, et nous avons encore attendu jusqu’à ce qu’aujourd’hui le vent nous annonce ton arrivée. Sois la bienvenue parmi nous, car nous avons grand besoin de toi. »
Mais cela ne se passait pas ainsi. Mor et moi jouions à avoir une conversation avec les fées et je répétais ce qu’elles auraient dit approximativement dans ce langage. Ce discours est en substance celui de Glorfindel, ce qu’il voulait exprimer, mais la plus grande partie n’était pas du tout des mots, et ce qui l’était était du gallois.
Glorfindel est très beau. Il a l’air d’un jeune homme de dix-neuf ou vingt ans, aux cheveux bruns et aux yeux gris. Il porte une cape de feuilles qui tourbillonnent autour de lui, mais ce n’est pas vraiment une cape. Ce n’est pas comme s’il pouvait l’enlever.
Les fées sont très sages. Ou plutôt, elles savent beaucoup de choses. Elles ont beaucoup d’expérience. Elles comprennent mieux que personne comment fonctionne la magie. C’est pour ça que ç’aurait été un vrai désastre si ma mère avait prévalu. Elle se serait servie de ses connaissances pour imposer sa puissance. Les fées n’auraient pas pu éviter de devenir ses esclaves. Je ne sais pas quelles auraient été les répercussions dans le monde réel. Je suppose qu’elle n’aurait pas pu vraiment devenir une reine noire. Mais si elle ne peut pas recommencer, elle essaiera autre chose. J’aurais dû m’en douter.
Ce que Glorfindel veut, c’est que je monte demain par l’Ithilien jusqu’au labyrinthe de Minos, où il dit que les morts marcheront. Demain, c’est Halloween. Il dit qu’il faut que je prenne des feuilles de chêne et que je fasse une porte pour qu’ils passent. Ça empêchera ma mère de prendre l’ascendant sur les fées. Elles savent beaucoup de choses, mais elles sont relativement impuissantes, elles ne peuvent pas vraiment interagir avec le monde tangible. Il leur faut trouver quelqu’un pour le faire à leur place, en l’occurrence, moi. Selon Glorfindel, il a fait tout ce qu’il a pu pour me faire venir cette semaine. Il ne savait pas où j’étais jusqu’à ce que je parle à la fée, et il ne pouvait pas m’atteindre avant que je brûle les lettres. Mais ensuite il a arrangé les choses pour me faire venir à lui. (Avait-il modifié l’emploi du temps de l’école ? Tous les emplois du temps de tout le monde à l’école ? Avait-il fait en sorte que Daniel accepte que je vienne ? M’avait-il incitée à avoir envie de venir à la combe aujourd’hui ? Parfois je hais la magie.)