Выбрать главу

Certains tournaient en rond près de l’entrée, ils étaient venus jusque-là et étaient incapables d’entrer, à cause de ce que ma mère avait fait. Quand ils ont vu le vieil homme donner sa feuille, ils se sont tous mis à en ramasser. Ils sont tous passés, l’un après l’autre, tous très dignes et sérieux, sans un mot, attendant leur tour de passer entre les arbres et de disparaître dans les ténèbres. Je ne sais pas s’ils entraient dans le sol ou sous la colline ou dans un autre monde ou dans l’Achéron. Il y avait une grosse femme et un jeune avec un casque de moto qui avaient l’air d’être ensemble. Tous les morts se voyaient entre eux, mais ils n’avaient pas l’air de me voir, moi, ni les fées qui observaient, attroupées des deux côtés du chemin. Le jeune homme a fait signe à la femme d’avancer et elle s’est exécutée, solennellement, comme s’ils étaient dans une église.

À cet instant, j’ai vu Mor. Je ne m’y attendais pas du tout. Elle marchait, tout à fait insouciante, une feuille à la main comme si elle jouait un rôle sérieux dans un jeu. J’ai crié son nom ; elle s’est retournée, m’a vue et a souri avec une telle joie que ça m’a brisé le cœur. J’ai tendu les bras vers elle, et elle vers moi, mais elle n’était pas vraiment là, comme une fée, pire qu’une fée. Elle a eu l’air effrayée et a regardé à droite et à gauche les fées alignées de chaque côté du chemin.

« Allons-y », a dit Glorfindel à mon oreille dans un murmure si chaud qu’il a fait voler mes cheveux.

Je ne la tenais pas, sauf que je la tenais. Nos mains ne se touchaient pas, mais la connexion entre nous était tangible. Elle émettait une lueur violette. C’était la seule chose qui avait une couleur. Ce n’aurait pas été visible normalement, mais je devais l’avoir traînée cette dernière année comme un pont brisé. Maintenant il était à nouveau intact, j’étais à nouveau entière, nous étions ensemble. « Tenir ou mourir », a-t-il encore ajouté à mon oreille, et j’ai compris, il voulait dire que je pouvais la retenir ici et que ce serait une erreur, et j’ai décidé de lui faire confiance bien que je n’aie pas compris, ou bien je pouvais aller avec elle à la mort par cette porte. Ç’aurait été du suicide. Mais je ne pouvais pas la lâcher. Cela avait été si dur sans elle tout ce temps, cette année maudite. J’avais voulu mourir, moi aussi, si mourir était nécessaire.

« À moitié », a dit Glorfindel, et il ne voulait pas dire que j’étais à moitié morte sans elle, ou qu’elle était à moitié passée de l’autre côté ni rien de tel, il voulait dire que j’en étais à la moitié de Babel 17 et que, si je continuais, je ne saurai jamais comment ça finissait.

Il peut y avoir des raisons plus étranges de rester en vie.

Il y a les livres. Il y a tante Teg et Grampar. Il y a Sam, et Gill. Il y a le prêt entre bibliothèques. Il y a les romans dans lesquels vous pouvez vous plonger. Il y a l’espoir d’un karass dans un avenir plus ou moins lointain. Il y a Glorfindel qui est vraiment attaché à moi, autant qu’une fée puisse l’être.

Je l’ai lâchée. À contrecœur, mais je l’ai lâchée. Elle s’est accrochée. Elle tenait bon, si bien que la lâcher n’était pas suffisant. Si je voulais vivre, je devais la repousser, malgré la connexion qui nous liait, bien qu’elle m’appelât, suppliant et s’accrochant de toutes ses forces. C’est la chose la plus difficile que j’aie jamais faite, pire que quand elle était morte. Pire que quand on m’a arrachée à elle et que l’ambulance l’a emportée après que ma mère fut montée avec elle, souriante, mais pas moi. Pire que quand tante Teg m’a annoncé qu’elle était morte.

Mor a toujours été plus courageuse que moi, plus pragmatique, plus douce. Elle était la meilleure moitié de nous deux.

Mais elle était effrayée, maintenant, seule et désespérée, et morte, et je devais la repousser. Elle changeait en s’accrochant, elle était comme du lierre, me recouvrant entièrement, et des algues, des vrilles s’enroulant, gluantes. Maintenant que je voulais la faire lâcher je ne pouvais pas, et même si elle changeait je savais qu’elle était toujours Mor tout le temps. Je le sentais. J’avais peur. Je ne voulais pas la blesser. À la fin, j’ai pesé de tout mon poids sur ma jambe. La douleur a coupé le lien, de la même façon qu’elle effraie les fées. La douleur était quelque chose que mon corps, vivant, pouvait produire, comme cueillir des feuilles de chêne et les apporter en haut d’une montagne.

Elle est repartie, alors, ou elle a essayé mais le crépuscule s’était transformé en ténèbres et elle n’a pu passer la porte, qui avait disparu. Mor était debout près des arbres, redevenue elle-même, très jeune et perdue, et j’ai failli encore une fois tendre les bras vers elle. Puis elle a disparu, en un clin d’œil, comme disparaissent les fées.

Le retour a été une longue marche solitaire dans le noir. À chaque pas, je craignais de rencontrer ma mère venue voir ce qui avait fait échouer son projet de s’imposer. C’était à cause de Mor qu’elle avait pu essayer, je voyais cela maintenant, parce que Mor était sa fille, son sang. Je ne cessais de me dire que je ne pouvais pas courir, et elle si. Je sentais Mor plus loin que jamais. Les fées avaient toutes fui la douleur, naturellement. Même Babel 17, qui était là dans mon sac, semblait très loin. Mais tante Teg m’attendait dans la voiture, et Grampar à Fedw Hir, si content de me voir, il aurait eu le cœur brisé si j’avais été morte. Le lit voisin du sien, où avait bafouillé l’homme, était vide, on avait déjà emporté son corps. Il avait eu de la chance de pouvoir partir ce soir. Les gens qui meurent en novembre doivent attendre toute une année. Comme Mor. Que lui était-il arrivé ? Devrait-elle attendre l’an prochain ?

Jeudi 1er novembre 1979

Plus j’y pense, moins je comprends ce qui s’est passé. Toutes les vallées ont-elles une ouverture de ce genre ? Et les gens qui meurent en plaine ? Est-ce vraiment ancien, plus ancien que les aciéries, ou est-ce que les aciéries ouvraient un passage là où, avant, le flanc de la colline était intact ? Et où allaient-ils ? Et y allaient-ils tous ? Et Mor ? Où est-elle maintenant ? Ma mère l’a-t-elle rattrapée, en fin de compte ? Les fées l’aideront-elles ? Et les sorbiers ? Je n’ai jamais entendu dire que ce soit l’arbre des morts, c’est censé être l’if, l’arbre des cimetières. Mais c’étaient des feuilles de chêne, des feuilles sèches, dorées. Il y en a une dans mon sac. Ça ne veut pas dire que quelqu’un a été oublié, Mor en avait une, et il y avait encore des feuilles crissant sur le sol quand je suis partie, j’en avais apporté plus qu’assez. Je croyais les avoir soigneusement secouées, mais il en restait une dans la jaquette de Babel 17. Quel livre bizarre ! La langue conditionne-t-elle vraiment le mécanisme de la pensée ? Simplement, comme ça ?