Le dernier arrêt avant Shrewsbury est Church Stretton. Beaucoup de gens sont montés dans mon compartiment et le coin où je m’étais sentie si confortable pendant tout le trajet est devenu un peu surpeuplé. Mon cœur s’est serré un peu. Jusque-là, j’avais réussi à profiter du voyage sans penser à l’endroit où j’allais me retrouver.
Daniel ne m’attendait pas à la gare de Shrewsbury. J’avais pensé qu’il serait sur le quai, mais non. J’ai passé la barrière et attendu sur le parking. J’ai envisagé de prendre un bus, mais je n’avais pas la moindre idée de son numéro ni de l’endroit où il s’arrêtait. Dans les Vallées, je sais où vont tous les bus, quels sont leurs itinéraires et ceux qui me sont utiles. Les rouge et blanc vont à Cardiff, et les rouge sombre sont de la desserte locale. Il est facile de croire qu’on connaît les « dramroads » et comment les choses s’articulent, mais je n’avais jamais pensé qu’il puisse être utile de connaître les bus avant de me sentir coincée sur ce parking. J’avais mon sac, et aussi un paquet de livres, je n’étais pas vraiment surchargée de bagages mais ce n’était pas tout.
Il me restait deux livres dix sur le billet de dix. (Ça peut ne pas sembler beaucoup, mais j’avais fait beaucoup d’achats.) Je suis retournée dans la gare et j’ai acheté au kiosque une carte d’état-major du district de Shrewsbury. (Quelle drôle d’idée : ils ont fait le relevé topographique de tout le pays pour des raisons de logistique militaire, et maintenant ils vendent les cartes à n’importe qui. Enfin, je ne projetais pas une invasion.) Je suis retournée sur le parking et je me suis assise sur un banc. J’ai trouvé Mickleham, où se situe le Vieux Manoir, et me suis dit qu’un bus pour Wolverhampton me rapprocherait probablement, quand Daniel est enfin arrivé. J’ai été soulagée de voir la Bentley noire s’arrêter. J’ai replié et rangé la carte, mais il l’avait vue.
« Je vois que tu as acheté une carte.
— Je trouve les cartes très intéressantes », ai-je dit, embarrassée, alors que c’était plutôt à lui de l’être, à cause du retard. Je suis montée dans la voiture. Il a jeté son mégot de cigarette par la fenêtre et a démarré. Il ne devrait pas faire ça, même sur un parking. C’est une mauvaise habitude. Ça pourrait mettre le feu.
Je me suis dit que j’achèterais autant de cartes d’état-major que je le pourrais. Elles quadrillent le territoire. Je pourrais les collectionner et finir par avoir tout le pays. Comme ça, je pourrais toujours retrouver mon chemin et savoir où sont les endroits les uns par rapport aux autres. Mais ça ne me servirait pas à grand-chose si elles étaient à la maison quand j’en avais besoin. Il me faudrait seulement être organisée et prendre la carte de l’endroit où je comptais aller, et peut-être les cartes environnantes, dans mon sac, quand je sortirais.
Shrewsbury, c’est là où j’ai acheté mon uniforme. C’est une petite bourgade, pas une ville, et tout semble construit dans la même pierre rose.
Nous sommes arrivés au Vieux Manoir pour le high tea. Si vous servez le thé avec des gâteaux, des scones et des petits sandwiches, c’est un afternoon tea, alors que pour le high tea il y a aussi un plat chaud et nourrissant. Aujourd’hui, c’étaient des pâtes avec du fromage et du jambon, mais tout le reste était froid : sandwiches de thon au concombre, jambon persillé, fromage et légumes au vinaigre. Je les ai trouvés très bons. Les scones étaient secs comme le Kalahari. Ils tombaient en miettes quand on étalait du beurre dessus. J’en faisais des meilleurs quand j’avais quatre ans. Je ne l’ai pas dit, mais peut-être qu’une prochaine fois je dirai à l’une des tantes (je n’arrive toujours pas à les distinguer les unes des autres) que j’aimerais essayer d’en faire quelques-uns. Il me semble qu’elles pourraient être d’accord.
Elles ne parlaient que de l’école et s’attendaient que je donne des nouvelles des professeurs et des performances des différentes équipes. Elles avaient appartenu à Scott, toutes les trois, et elles se passionnaient pour ça beaucoup plus que moi. Je ne les comprends absolument pas. Elles sont adultes et elles ont leur propre maison – et c’est une très belle maison. Mais elles ne font rien. Elles ne lisent pas, elles ne travaillent pas, rien. Elles organisent des ventes de charité pour l’église. Gramma faisait ça, et elle enseignait aussi à plein-temps. Elles tiennent bien leur intérieur, mais ce n’est pas un travail à plein-temps pour trois personnes. Elles paient mon père pour s’occuper du domaine et de l’argent, donc elles ne font pas ça non plus. Elles sont riches, raisonnablement riches, je pense, mais elles ne vont nulle part et ne font rien, elles restent simplement assises à manger des scones infects en parlant avec enthousiasme de la fois où Scott a gagné la Coupe. Je ne sais même pas exactement quel âge elles ont, mais elles sont nées avant 1940, elles ont donc au moins quarante ans et elles se passionnent pour une stupide équipe dont elles faisaient partie à l’école. Elles ne font pas semblant, pour m’intéresser. Je peux voir la différence. Elles discutaient entre elles. Pourquoi restent-elles là ? Et pourquoi ne se sont-elles jamais mariées ? Elles détestent peut-être les enfants. Elles semblent certainement trouver que je suis une charge, mais ça ne compte pas ; si elles l’avaient voulu, elles auraient elles-mêmes pu avoir de gentils enfants de la bonne société et leur apprendre à ne pas faire de caprices.
Daniel a Route de la gloire et Waldo & Magic, Inc., selon lui deux histoires de fantasy de Heinlein. Il m’a aussi prêté L’Épée brisée de Poul Anderson. Je suis toujours en train de lire les histoires du Bar du coin des temps, qui sont étonnamment plaisantes, pas trop comme Telempath, mais elles me plaisent bien.
Demain l’église, puis déjeuner avec les tantes, et après retour à l’école, hélas.
Lundi 5 novembre 1979
Je me rappelle comme l’école semblait loin du labyrinthe, mais à la seconde où j’ai été de retour elle m’a envahi totalement comme si je ne m’en étais jamais éloignée.
C’est curieux comme ce qu’il y a à dire de mes vacances est insignifiant. Ça n’a duré qu’une semaine, mais il s’est passé tant de choses que, comparé à une semaine d’école, cela paraît avoir duré un an. Mais quand on a posé la question ce matin en cours de conversation française, je n’ai réussi qu’à dire : « J’ai visité mon grand-père dans Londres et j’ai visité mon autre grand-père dans pays de Galles. » Deux visites aux grands-pères, c’est tout, et le seul commentaire de Madame a été qu’il fallait dire à Londres et au pays de Galles, pas dans. Je me plonge dans l’école comme dans un bain chaud et elle se referme au-dessus de ma tête. Même si je pouvais leur parler d’Halloween, de Glorfindel et des morts, je ne le ferais pas.
Route de la gloire m’a beaucoup déçue. Je l’ai détesté. Au point que je l’ai laissé tomber et j’ai commencé à la place l’essai scientifique d’Asimov que m’a prêté Gill. J’aime bien Heinlein, mais il n’a manifestement rien compris à la fantasy. C’est carrément stupide. Et quand quelqu’un dit « Oh, Scar », personne ne va comprendre « Oscar », ça ne tient pas debout. L’histoire est presque aussi nulle que la couverture, et ce n’est pas peu dire, elle est si moche que Miss Carroll a haussé les sourcils en la voyant de son bureau, à l’autre bout de la salle. Il est amusant que Triton, qui parle de sexe et de sociologie, ait en couverture un astronef qui explose, alors que Route de la gloire, qui n’évoque qu’épisodiquement le sexe et n’est qu’un stupide récit d’aventures, arbore une femme à moitié nue sur la couverture.