Quand on en est arrivé aux chaussures, il y a eu un problème. Je les ai laissées acheter des chaussures de course et des chaussons, pour la gym, parce que je pourrai toujours les porter. Mais quand on en est venu aux chaussures d’uniforme, pour tous les jours, j’ai dû les arrêter. « J’ai une chaussure spéciale, ai-je dit sans les regarder. Elle a une semelle qui doit être faite par un orthopédiste. On ne peut pas l’acheter toute faite. »
La vendeuse a confirmé qu’on ne pouvait pas trouver ce modèle. Elle a montré une chaussure de l’école. Elle était affreuse, et guère différente de mes godillots. « Ne peux-tu pas marcher avec ça ? » a demandé une tante.
J’ai pris la chaussure dans mes mains et l’ai regardée. « Non, ai-je dit en la retournant. Regardez, il y a un talon. » C’était indiscutable, même si l’école s’imaginait probablement que le talon est le minimum que toute adolescente qui se respecte acceptera de porter.
Elles n’avaient pas l’intention de m’humilier totalement en se moquant de ma chaussure et de sa semelle orthopédique. J’ai dû faire un effort pour m’en souvenir, plantée là comme un roc, un demi-sourire peiné sur le visage. Elles auraient voulu me demander quel était le problème avec ma jambe, mais je les ai dévisagées et elles n’ont pas osé. Cela m’a réconfortée. Elles ont cédé pour les chaussures et dit que l’école devrait bien comprendre. « Ce n’est pas comme si mes chaussures étaient rouges et voyantes », ai-je dit.
C’était une erreur, parce qu’elles se sont toutes mises à regarder mes pieds. Ce sont des chaussures d’infirme. J’avais eu le choix entre marron et noir, et j’avais choisi noir. Ma canne est en bois. Elle appartenait à Grampar, qui est encore vivant. Il est à l’hôpital en attendant d’aller mieux. S’il se remet, je pourrai peut-être rentrer chez moi. C’est peu probable, tout bien considéré, mais c’est mon seul espoir. J’ai mon porte-clefs accroché à la fermeture à glissière de mon cardigan. C’est un morceau d’arbre, avec l’écorce, il vient du Pembrokeshire. Je l’ai depuis longtemps. Je l’ai touché, pour toucher du bois, et les ai vues qui me regardaient. J’ai vu ce qu’elles voyaient, une drôle d’adolescente estropiée, mal lunée, et un vieux morceau de bois. Mais ce qu’elles auraient dû voir c’était deux enfants confiantes qui rayonnaient. Je sais ce qui est arrivé, mais pas elles, et elles ne comprendront jamais.
« Vous êtes très anglaises », ai-je dit.
Elles ont souri. D’où je viens, « Sa es » est une insulte, un terrible terme de défi, la pire chose qu’on puisse dire à quelqu’un. Ça veut dire « Anglais ». Mais je suis maintenant en Angleterre.
Nous avons dîné autour d’une table qui aurait été petite pour seize, où un cinquième couvert avait été disposé de guingois pour moi. Tout était assorti, les sets de table, les serviettes, les assiettes. Ce n’aurait pas pu être plus différent de chez moi. La nourriture était, comme je m’y étais attendue, atroce : une viande qui avait tout du cuir, des pommes de terre aqueuses et un légume vert en forme de lance qui avait le goût d’herbe. J’avais entendu dire toute ma vie que la nourriture anglaise était infecte, et il était rassurant de voir que c’était vrai. Elles ont parlé des pensionnats, où elles étaient toutes allées. Je sais tout de ce genre d’établissements, ce n’est pas pour rien que j’ai lu Greyfriars et Malory Towers et les œuvres complètes d’Angela Brazil.
Après dîner, il m’a fait venir dans son bureau. Les tantes n’ont pas eu l’air ravies, mais elles n’ont rien dit. En entrant dans la pièce, ma surprise a été totale, parce qu’elle était pleine de livres. Je m’étais attendue à de vieilles éditions de Dickens, Trollope et Hardy (Gramma adorait Hardy) reliées en cuir, mais au lieu de ça les étagères étaient bourrées de livres de poche, dont beaucoup de SF. Je me suis détendue pour la première fois dans cette maison, pour la première fois en sa présence, parce que s’il y a des livres, l’atmosphère sera peut-être supportable.
J’ai vu plein d’autres choses dans la pièce – des chaises, une cheminée, un plateau à rafraîchissements, un tourne-disque – mais j’ai tout ignoré et me suis dirigée aussi vite que je l’ai pu vers le rayonnage de SF.
Il y avait plusieurs Poul Anderson que je n’avais pas lus. Coincé au-dessus des A, j’ai repéré Le Vol du dragon d’Anne McCaffrey, qui semblait être la suite de la nouvelle La Quête du Weyr que j’avais lue dans une anthologie. Sur l’étagère inférieure, un John Brunner que je ne connaissais pas. Mieux que ça, deux John Brunner, non, trois… Je ne savais pas où donner du regard.
J’avais passé l’été pratiquement sans livres, avec seulement ceux que j’avais emportés avec moi quand je m’étais enfuie de chez ma mère – les trois volumes du Seigneur des Anneaux, bien sûr, The Wind’s Twelve Quarters, volume II d’Ursula Le Guin, que je défendrai contre n’importe qui comme le meilleur recueil de nouvelles d’un même auteur de tous les temps, et Dernier vaisseau pour l’enfer de John Boyd, au milieu duquel j’étais arrivée à l’époque et dont je n’avais pas pu reprendre la lecture comme je l’avais espéré. J’avais lu, mais sans l’emporter avec moi, Quand Hitler s’empara du lapin rose de Judith Kerr, et la comparaison avec Anna emportant un nouveau jouet à la place de son lapin rose adoré quand elle avait fui le Troisième Reich m’avait récemment mise mal à l’aise quand j’avais regardé le livre de Boyd.
« Puis-je…, ai-je demandé.
— Tu peux emprunter tous les livres que tu veux, simplement prends-en soin et rapporte-les », a-t-il répondu. J’ai attrapé plusieurs Anderson, le McCaffrey et les Brunner. « Qu’as-tu pris ? » a-t-il demandé. Je me suis retournée et les lui ai montrés. Nous les avons regardés ensemble.
« Tu as lu le premier ? a-t-il demandé en montrant le McCaffrey.
— À la bibliothèque. » J’avais lu tout ce que je pouvais de science-fiction et de fantastique à la bibliothèque d’Aberdare, de L’Enseigne Flandry d’Anderson à Royaumes d’ombre et de lumière de Roger Zelazny. J’avais trouvé ce dernier bizarre, et je ne suis toujours pas trop sûre qu’il m’ait plu.
« Tu connais Delany ? » s’est-il enquis. Il s’est versé un whisky et l’a bu lentement. La boisson avait une odeur bizarre, infecte.
J’ai secoué la tête. Il m’a tendu un volume double, dont Empire Star, par Samuel R. Delany. Je l’ai retourné pour voir l’autre, mais il a claqué la langue impatiemment et je l’ai regardé pendant un moment.
« L’autre moitié est sans intérêt, a-t-il dit avec dédain en écrasant sa cigarette avec une force inutile. Et Vonnegut ? »
J’avais dévoré ses œuvres complètes. Certaines, debout dans la librairie Lears de Cardiff. R comme Rosewater ! ou Des perles aux pourceaux est très étrange, mais Le Berceau du chat est un des meilleurs livres que j’aie jamais lus. « Oh oui, ai-je dit.
— Lesquels ?
— Tous, ai-je dit avec assurance.
— Le Berceau du chat ?
— Le Breakfast du champion, Bienvenue au pavillon des singes…» J’ai aligné les titres. Il a souri, l’air ravi. Mes lectures avaient été une consolation et une addiction, mais personne ne m’avait jamais félicitée pour ça.