La semaine prochaine, Wim traite de Zelazny. Je lui ai rendu les deux livres qu’il m’a prêtés et il m’a passé La Pierre des étoiles et Repères sur la route.
Il m’a demandé s’il pouvait me voir samedi. J’ai répondu oui, et j’ai ajouté qu’il rencontrerait peut-être un elfe. Il a l’air de vouloir me croire, mais il n’en est pas très sûr. « Où ? a-t-il demandé.
— On pourrait aller regarder dans le bois du Braconnier, pourquoi ne pas se retrouver dans le petit salon de thé en face ?
— Le bois appartient à Harriet, a-t-il dit. Hé, Harriet, tu es d’accord pour que Mori et moi on aille se promener dans ton bois samedi ? »
Harriet a interrompu sa conversation avec Hussein et Janine sur la misogynie éventuelle de Tiptree et a haussé les sourcils. « Vous pouvez certainement, William, mais vous risquez de le trouver un peu boueux à cette époque de l’année. Il est trop tôt pour les violettes et les primevères, je pense. »
Je ne savais pas que Wim s’appelait William, je me demande pourquoi ce n’est pas Will ou Billy.
Pendant ce temps Janine me fusillait du regard comme Gill quand elle m’avait vue avec Hugh. Je me demande pourquoi Wim a fait ça, il l’a annoncé comme ça devant tout le monde. Parce qu’il aurait pu poser la question discrètement à Harriet, sans que personne d’autre n’entende. Et si nous y allons pour voir une fée, comme il le pense, pourquoi veut-il qu’ils soient au courant ? Ils ne le croiraient pas, même s’il le leur disait. Les gens vous prennent simplement pour un fou ou pour un menteur. Il pourrait penser ça de moi, s’il ne peut pas les voir. Même s’il y en a. Je ne vais pas, même s’il me supplie, faire de la magie juste pour le plaisir. De toute façon, on peut toujours nier la magie, si on veut. Ou bien veut-il qu’ils sachent que je vais quelque part avec lui ? Pourquoi ? Afin que, s’ils lui reprochent son comportement, ils m’associent à lui ? C’est certainement le cas de Janine.
C’est compliqué. Je veux un tas d’amis, pas juste un.
En me reconduisant en voiture, Greg m’a mis en garde contre Wim. Il n’a pas été aussi précis que l’avaient été Janine et Hugh. Il m’a juste dit que Wim avait eu une petite amie qu’il avait mise dans une situation délicate et que je devrais me méfier.
« Ce n’est pas ça, ai-je expliqué. Il a une petite amie. Je ne peux pas l’intéresser. Je veux dire, j’ai une jambe folle et l’air bizarre et je grossis parce que je ne fais aucun exercice et que je mange tout le temps, alors que Wim, eh bien, Wim pourrait séduire qui il veut.
— Tu as un très joli sourire », a dit Greg, ce qui est ce que disent toujours les gens. C’est comme un réflexe automatique quand je dis que je ne suis pas jolie, mais alors pas du tout.
« De toute façon il est beaucoup trop vieux.
— Il n’a que dix-huit mois de plus que toi, pas soixante ans. Et je ne suis pas aveugle. Je dirais qu’il s’intéresse à toi, et toi à lui. J’ai vu comment vous vous regardiez, tous les deux. »
Je ne pouvais pas dire que Wim me regardait comme ça parce qu’il croyait que je pouvais lire les esprits, comme dans L’Oreille interne (d’où lui venait cette idée ?), ni qu’il voulait aller avec moi dans les bois pour voir une fée. « Je ferai attention », ai-je promis.
Ce doit être horrible pour Wim si tous ceux qu’il connaît sont au courant et si chaque nouvelle connaissance se fait mettre en garde contre lui comme ça. Hugh n’était pas là hier soir, je ne sais pas où il est. Il y a des siècles que je ne l’ai pas vu.
Jeudi 31 janvier 1980
C’était génial de quitter l’école à l’heure du déjeuner pour prendre le bus. J’avais l’impression de m’échapper. Ma jambe ne me faisait même pas particulièrement mal, ce n’en était que mieux, c’était comme si je roulais tout le monde. Deux bus et un train, et je suis arrivée à Shrewsbury, aussi simple que ça. Le train était un vieux tortillard, pas tellement différent d’un bus. La plupart des passagers venaient de Galles du Nord, ils avaient l’accent du Nord et disaient « oui-non » à la fin de toutes leurs questions, exactement comme on faisait en Galles du Sud pour se moquer d’eux. « Je vais nous chercher une tasse de thé au buffet, oui-non ? » « C’est à Shrewsbury que nous arrivons maintenant, oui-non ? » Rayez la mention inutile. Je n’ai pas éclaté de rire, mais de justesse. C’est difficile de résister quand quelqu’un ressemble autant à une caricature.
L’acupuncture s’est bien passée. Elle a entièrement supprimé la douleur tant que j’étais sur la table. C’est merveilleux, c’est si agréable de n’avoir aucune souffrance, pas même un vague lancinement rémanent, juste pas de douleur. J’ai vécu comme ça pendant des années, mais c’est dur de se le rappeler. La douleur suinte. Comme dans mon rêve de ballerine avec une canne.
Après, je suis allée dans un café où j’ai mangé une pomme de terre au four avec un œuf-salade, un sandwich thon mayonnaise et un sandwich club. Assise dans un petit box, j’ai lu mon livre (Charisme, extra, mais étrange), avec la sensation rassurante d’être seule et anonyme. Ce n’est pas moi, je suis juste une « personne dans la foule » ou une « fille lisant dans un café ». On m’a sélectionnée dans la liste des figurants et quand je partirai il y en aura une autre. Personne ne me remarquera. Je fais partie du paysage. Rien ne donne plus l’impression de sécurité.
Puis je suis retournée à pied vers la gare et en chemin je suis passée devant Owen Owens, où les tantes m’avaient emmenée faire des achats. C’est un grand magasin, pas juste de vêtements, et je me suis rappelé avoir remarqué qu’il y avait un rayon papeterie. Je suis passée voir s’ils avaient des plumes pour mon stylo. Le problème, quand on écrit à l’envers, c’est que ça détruit la plume – les gauchers ont aussi ce problème, ils usent les leurs très vite. Parce que j’écris beaucoup dans ce journal, et presque tout le temps à l’envers, je les use. Je suis entrée voir et ils en avaient, j’en ai donc acheté une, mais ce qui était encore mieux, c’est qu’il y avait un rayon librairie à côté de la papeterie.
Je savais bien que certains grands magasins avaient des rayons de livres. Harrods en a un. Mon exemplaire du Seigneur des Anneaux en trois très beaux volumes avec appendices vient de là, tante Teg me l’a acheté à Londres. Mais Howells et David Mogans à Cardiff n’en ont pas – sans doute parce qu’ils ne peuvent pas lutter avec Lears – et je n’avais pas pensé qu’il puisse y en avoir un chez Owen Owens. Mais il y en avait un. Et, encore mieux, à ma grande surprise, il y avait un nouveau Heinlein, The Number of the Beast, un livre de poche NEL de janvier 1980 qui venait de sortir ! Je l’ai acheté sur-le-champ sans même avoir besoin de puiser dans ma réserve.
J’ai failli le commencer dans le train, mais je me suis retenue et non seulement j’ai terminé Charisme mais j’ai commencé La Pierre des étoiles. Avoir un bon gros Heinlein tout neuf dont je n’ai pas lu un mot est une sensation tellement délicieuse. Comme une récompense. Je me sens ravie à la pensée qu’il est là à m’attendre.