C’est étonnant comment les choses peuvent vous échapper.
Mardi 18 septembre 1979
L’école est affreuse, comme je m’y attendais. Tout d’abord, comme je l’avais lu, une des choses les plus importantes en pension, ce sont les sports collectifs. Je ne suis pas en état d’y participer. Ensuite, toutes les autres filles viennent du même milieu. Elles sont presque toutes anglaises, de la région, issues du même paysage que l’école. Elles varient un peu en taille et en forme, mais elles ont presque toutes la même voix. Ma propre voix, qui était snob pour les Vallées et signalait immédiatement à tout le monde ma classe d’origine, me catalogue ici comme une barbare étrangère. Comme si être une barbare estropiée n’était pas suffisant, il y a aussi le fait que j’intègre en milieu d’année une classe où tout le monde se connaît depuis deux ans, avec des alliances et des inimitiés bien établies dont j’ignore tout.
Heureusement, je comprends vite. Je ne suis pas idiote. Je ne suis jamais allée dans une école où je ne suis pas connue, moi ou ma famille, et je n’ai jamais intégré une école sans ma sœur, mais je venais de passer trois mois au Refuge pour enfants et ça ne pouvait pas être pire. À leur accent, j’ai identifié les autres barbares, une Irlandaise (Deirdre, surnommée Meirdre) et une Juive (Sharon, surnommée Charogne). Je me suis arrangée pour devenir leur amie.
Je décoche un regard noir aux autres filles quand elles essayent de me harceler, de me traiter avec condescendance ou de s’en prendre à moi, et je suis satisfaite de voir que mon regard est toujours aussi efficace. Elles m’appellent « Taffy », « Taf » ou « Coco », ou, légèrement plus justifiés, « Bancroche » et « la Lèche ». « Coco », ça vient de ce qu’elles pensent que mon nom est russe. J’avais tort de croire qu’il ne voudrait rien dire pour elles. Elles me pincent et elles me frappent quand elles pensent pouvoir le faire impunément, mais il n’y a pas de réelle violence. D’ailleurs, ce n’est absolument rien après le Refuge. J’ai ma canne et mon regard furibond, et j’ai commencé à leur raconter des histoires de fantômes après l’extinction des feux. Qu’elles me craignent, du moment qu’elles me laissent tranquille. Qu’elles me détestent, du moment qu’elles me craignent. C’est une bonne stratégie dans une pension, d’ailleurs elle a bien marché pour Tibère. Je l’ai dit à Sharon et elle m’a regardée comme si j’étais une extraterrestre. Quoi ? Comment ? Je ne m’habituerai jamais à cet endroit.
Je me suis vite hissée en tête de la classe dans toutes les matières sauf en maths. Très vite. Plus vite que je ne m’y attendais. Peut-être ces filles ne sont-elles pas aussi intelligentes que celles du lycée ? Là, une ou deux nous donnaient un peu de fil à retordre, mais ici il ne semble y en avoir aucune. Je me suis élevée au-dessus des autres. Ma popularité, bizarrement, croît et décroît légèrement en même temps que mes notes. Elles se fichent des leçons et elles me détestent parce que je les bats, mais on gagne des points pour son équipe quand on a des notes exceptionnelles, et elles accordent une grande importance au classement de leur équipe. Il est déprimant de voir comme le pensionnat ressemble aux livres d’Enid Blyton, et ce qui s’en écarte, c’est parce que c’est pire.
Le cours de chimie, avec un autre groupe de filles, est beaucoup mieux. C’est le professeur de sciences, le seul homme de l’école, qui le donne et les filles ont l’air beaucoup plus intéressées par la matière. C’est la meilleure partie du programme et je suis bien contente d’avoir insisté. Je me fiche d’avoir manqué les arts plastiques – mais ce ne sera pas le cas de tante Teg. Je ne lui ai pas écrit. J’y ai pensé, mais je n’ose pas. Elle ne dirait pas à ma mère où je suis – ce serait bien la dernière à le faire – mais je ne peux pas prendre le risque.
Puis, hier, j’ai trouvé la bibliothèque. J’ai obtenu la permission d’y passer le temps quand les filles sont sur le terrain de sport. Soudain, être estropiée commence à sembler un avantage. Ce n’est pas une bibliothèque extraordinaire, mais c’est tellement mieux que rien que je ne me plains pas. J’ai fini tous les livres que mon père m’a prêtés. (Il avait raison pour le roman accompagnant Empire Star, mais Empire Star lui-même est un des meilleurs livres que j’aie jamais lus.) Ici, j’ai trouvé Le Taureau sorti de la mer et un autre Mary Renault dont je n’avais jamais entendu parler, L’Aurige, plus trois romans de SF pour adultes de C. S. Lewis. Les murs de la bibliothèque sont recouverts de boiseries et les chaises sont en vieux cuir craquelé. Jusqu’ici elle semble désertée par tout le monde sauf moi et la bibliothécaire, Miss Carroll, avec qui je suis scrupuleusement polie.
Je vais avoir l’occasion de tenir mon journal intime. Une des pires choses, ici, c’est qu’il est impossible d’être tranquille et que les gens vous demandent tout le temps ce que vous faites. « J’écris un poème » ou « Je tiens mon journal » serait le baiser de la mort. Au bout de quelques jours, j’ai renoncé à essayer, même si j’en avais vraiment envie. Elles me trouvent déjà bizarre. Je dors dans un dortoir avec onze autres filles. Je ne suis même pas seule dans la salle de bains – il n’y a de portes ni aux toilettes ni aux douches, et bien sûr elles trouvent que l’humour scatologique est le comble de l’esprit.
Par la fenêtre de la bibliothèque je vois les branches d’un orme malade. Les ormes meurent de la graphiose dans tout le domaine. Ce n’est pas ma faute, je ne peux rien y faire. Mais je pense quand même que je pourrais, si les fées me disaient comment. C’est le genre de choses auxquelles on doit pouvoir remédier. Les arbres qui meurent me rendent très triste. À ma demande, la bibliothécaire m’a donné un vieux numéro du New Scientist et d’autres revues. La maladie est arrivée d’Amérique avec une cargaison de bois et elle est causée par un champignon. Cela rend encore plus vraisemblable qu’il soit possible de faire quelque chose. Les ormes sont tous un seul et même arbre, ce sont des clones, c’est pourquoi ils dépérissent tous. Pas de variation génétique, donc pas de résistance naturelle parmi la population. Les jumeaux sont aussi des clones. Vous n’imagineriez pas, en regardant un orme, qu’il ne fasse qu’un avec tous les autres. Vous verriez juste un arbre. C’est la même chose quand les gens me regardent maintenant : ils voient une personne, pas la moitié d’un couple de jumelles.
Mercredi 19 septembre 1979
Entre l’étude et le dîner, nous avons quartier libre pendant une demi-heure. Hier, comme il ne pleuvait pas, je suis sortie dans le soir tombant. Je suis descendue tout en bas, à la limite du terrain de l’école. On y trouve un pré avec des vaches noires et blanches. Elles m’ont regardée, apathiques. Il y a aussi un fossé et quelques arbres. S’il y a ici des fées, c’est là qu’elles devraient être. Il faisait froid et humide. Le ciel se décolorait sans qu’il y ait un vrai coucher de soleil.
C’est assez dur de trouver les fées exprès quand on sait qu’elles sont là. J’ai toujours pensé qu’elles sont comme les champignons, on tombe dessus quand on ne pense pas à elles, mais elles sont difficiles à repérer quand on les cherche. Je n’avais pas pris mon porte-clefs et tout ce que j’avais sur moi était neuf, sans aucun lien qui puisse me servir. Mais ma canne était vieille et en bois, ça pouvait marcher. Je me suis efforcée de penser aux ormes et à ce que je pourrais faire pour eux.