Nous avons parlé d’Ambre et de ce que nous croyions qu’il allait arriver, et nous avons évoqué l’ironie qu’il instille dans la série, comme dans L’Île des Morts et Toi l’Immortel, et nous nous sommes demandé si c’est, en fait, de la science-fiction ou du fantastique. Hugh pense que le cycle d’Ambre est du fantastique, ainsi que L’île des Morts, parce que, malgré les extraterrestres et tout, la création de mondes y est évoquée en termes purement magiques. « C’est le condamner parce qu’il est poétique ! a dit Wim.
— Dire que c’est du fantastique n’est pas une condamnation », a protesté Harriet.
Donc une bonne séance. Après, Wim a demandé à Greg : « As-tu un Ansible récent ? »
Ansible est un « fanzine » qui informe sur ce qui se passe dans le monde des fans de SF, il est drôle, et c’est si exactement comme ça que je l’aurais appelé que j’aime son auteur, Dave Langford, sans même l’avoir rencontré. Les ansibles viennent des Dépossédés et sont des appareils de communication plus rapides que la lumière. Une idée géniale. Tous les détails de l’Albacon de Glasgow à Pâques étaient dans le numéro de Greg et je les ai recopiés. Je n’ai plus qu’à obtenir de l’argent de Daniel, quand je le verrai, probablement aux vacances de février, à la fin de la semaine prochaine, et à retenir ma place.
En sortant de la bibliothèque, Wim m’a pris la main. « C’est sûr que je ne peux pas te voir avant samedi ? Tu seras tout le temps enfermée au pensionnat ?
— Oui, sauf pour aller à Shrewsbury jeudi après-midi pour ma séance d’acupuncture.
— À quelle heure y vas-tu ?
— Je prends le train d’une heure et demie… mais tu ne dois pas travailler ?
— Je travaille le matin et je vais au collège l’après-midi. C’est comme ça que j’ai pu venir te voir à l’hôpital, tu te souviens ? Je peux brosser les cours demain après-midi si je veux. Tout le monde s’en fiche. »
« Brosser un cours » c’est comme « sécher », ça veut dire manquer l’école. C’est comme ça qu’on dit ici. La première fois que j’ai entendu l’expression, je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire.
« Tu ne t’en ficheras pas quand tu en arriveras aux examens.
— Je ne le remarquerai même pas. On se retrouve à la gare de Gobowen, d’accord ? »
Greg m’a conduite à l’école, comme d’habitude. « Comme ça, j’avais raison », a-t-il dit.
J’ai rougi. Je ne crois pas qu’il l’ai vu dans l’obscurité. « Plus ou moins, ai-je avoué.
— Eh bien, bonne chance.
— Bons réacteurs ! » ai-je répondu.
Greg a éclaté de rire. « J’ai toujours dit que ce qu’il fallait à Wim c’était une petite amie qui puisse lui citer l’Histoire du Futur d’Heinlein. »
A-t-il toujours dit ça ? Ou bien pense-t-il qu’il l’a toujours dit parce que j’ai recouru à la magie du karass ? Greg existait avant que j’y recoure. Je le sais. Je l’avais rencontré à la bibliothèque. Mais il ne m’avait jamais dit un mot avant de refuser mon inscription le premier jour ou, ensuite, de prendre mes cartes de prêt entre bibliothèques. Le club de lecture et le fan-dom de SF étaient-ils tout le temps là, ou est-ce qu’ils sont apparus quand j’ai pratiqué cette magie, pour me donner un karass ? Ansible existait-il ? Je sais qu’ils pensent que oui, qu’il y a des conventions depuis 1939, et certainement la science-fiction était déjà présente. On ne peut rien prouver une fois que la magie entre en jeu.
Je vais devoir le dire à Wim. C’est la seule conduite éthique à tenir.
Jeudi 7 février 1980
En partant de l’école, cette semaine, j’avais encore plus la sensation de m’échapper, même s’il pleuvait, malgré le petit crachin insidieux qui s’infiltrait partout. Si j’avais eu des vêtements à moi sur place j’aurais pu me changer avant de partir, mais hélas non. Arlinghurst veut que ses élèves soient tout le temps repérables. Si on pouvait nous faire porter l’uniforme pendant les vacances, on nous y obligerait. Au moins, le manteau est chaud et solide, et le chapeau est peut-être affreux mais il protège de la pluie, plus ou moins.
Wim m’attendait à la gare de Gobowen. Ce n’est pas tant une gare qu’un abri de bus le long de la voie avec un distributeur de billets et deux corbeilles à papier. Il était assis sous l’abri avec les pieds contre la vitre, les genoux remontés contre la poitrine. Son vélo, enchaîné dehors à la grille, prenait la pluie. Une grosse femme avec un enfant et un homme au crâne dégarni avec un attaché-case étaient assis à côté de lui, tous en imperméable. Wim portait le même duffle-coat que l’autre jour. À côté de lui, les autres avaient l’air d’être en noir et blanc, et lui en couleurs. Il ne m’a pas vue tout de suite, mais l’homme au crâne dégarni m’a aperçue et m’a fait une place avec des tas de simagrées, Wim m’a donc remarquée et s’est levé en souriant. C’était drôle, nous étions timides. C’était la première fois que nous étions seuls tous les deux depuis samedi, et nous n’étions pas vraiment seuls, les autres voyageurs étaient là, mais ne comptaient pas tout à fait. Je ne savais pas comment me comporter et, s’il le savait – et il l’aurait dû, car il avait plus d’expérience –, il n’en laissait rien paraître.
Le train est arrivé, les gens sont descendus et nous sommes montés. Il n’y avait que deux voitures, encore une fois pleines de Gallois du Nord avec leur drôle d’accent chantant et leurs questions « oui-non ». Nous avons réussi à trouver deux sièges côte à côte grâce à une dame qui a changé de place pour nous laisser gentiment la sienne. Nous ne pouvions pas vraiment parler, parce qu’elle était assise en face de nous, et aussi un jeune homme inquiet avec un panier à chat sur les genoux. Le chat n’arrêtait pas de miauler et il essayait de le rassurer. Ce doit être affreux d’emmener un chat en train chez le vétérinaire. Ou bien peut-être il déménageait. Il n’avait pas grand-chose avec lui en dehors du chat. Ou alors il était obligé de le donner et il l’emmenait dans son nouveau foyer. Mais, dans ce cas, il aurait sans doute pleuré aussi. Le plus drôle à propos de l’homme au chat, c’est que Wim ne l’a même pas remarqué. Quand j’ai fait allusion à lui, après être descendus sur le quai à Shrewsbury, il n’a pas compris de quoi je parlais.
Je crois que Wim ne vient pas très souvent à Shrewsbury, bien que ce soit tout près. Il ne connaissait rien. Il ne savait pas qu’il y avait un rayon librairie chez Owen Owens. Je devais d’abord aller chez l’acupuncteur, je l’ai donc laissé dans un café – un établissement rutilant, tout en chrome et en verre, après qu’il eut refusé, parce qu’on n’y servait pas de vrai café, celui avec les box agréables où j’étais allée la dernière fois. Je ne savais pas avant samedi qu’il existait d’autres sortes de café que le Nescafé (ou le Maxwell, c’est la même chose) : des granulés que l’on jette dans l’eau bouillante. Comment peut-on chipoter sur un sujet pareil ?