J’ai éclaté de rire à ces paroles, ce dont, il faut le reconnaître, elle ne s’est pas du tout formalisée.
J’ai appelé Wim et lui ai dit que je n’avais pas encore avancé. Je ferais mieux d’aller voir demain si je peux trouver Glorfindel. J’ai parlé de Wim à tante Teg et elle a voulu tout savoir – pas ce que fait son père ni quels examens il prépare, mais comment il est. Je lui ai dit qu’il était très beau et qu’il avait l’air de bien m’aimer. Elle veut le rencontrer. J’ai dit qu’il avait envie de venir et elle s’est aussitôt mise à se demander où il pourrait dormir. Ses nouveaux canapés marron sont beaucoup trop petits pour des visiteurs.
Lundi 18 février 1980
Je suis montée à la combe. Je n’ai pas menti à tante Teg, mais je ne lui ai pas dit toute la vérité. J’ai dit que j’avais envie d’aller me promener toute seule. Je suis montée derrière la bibliothèque. Il n’y a jamais personne là-haut. Je ne sais pas pourquoi. La rivière coule le long de la « dramroad » et le paysage est très beau, surtout en ce moment avec les bouleaux qui commencent à se couvrir de feuilles. Il n’y a pas de couleur qui puisse se comparer à celle de ces toutes jeunes pousses. Il y avait de gros nuages dans le ciel, filant vers le haut de la vallée comme s’ils avaient un rendez-vous urgent à Brecon. Le soleil brillait par intermittence, faisant resplendir le feuillage.
Quand je suis arrivée à Ithilien, Glorfindel était là avec Mor, et la fée qui m’avait donné la canne, et beaucoup d’autres que je connais bien. Je ne vais pas essayer de recommencer cet exercice impossible de restituer les conversations. Ce que Glorfindel a dit, c’est que j’avais besoin d’ouvrir une porte afin que Mor puisse vivre avec eux, devenir l’une d’eux pour leur fournir un moyen d’utiliser la magie qu’ils connaissent. « Vous êtes donc des fantômes ? » ai-je demandé. Je savais que Wim voudrait connaître la réponse, et je le voulais d’ailleurs moi aussi.
« Quelques-uns, a-t-il dit.
— Certains le sont ? Alors que sont les autres ?
— Êtres », a-t-il répondu.
Oui, d’accord, je le savais. Ce sont des êtres. Ils existent. Ils sont là et ils connaissent la magie et vivent leur vie qui n’est pas comme la nôtre. Mais d’où viennent-ils ? Et ceux qui parlent sont-ils ceux qui étaient humains, jadis ?
La porte qu’il veut me faire ouvrir doit l’être avec du sang. Et il y a autre chose en plus, quelque chose que je n’ai pas compris. J’ai demandé en ce qui concernait ma mère et il a dit qu’elle ne pouvait pas nous faire de mal, ou qu’elle n’en serait plus jamais capable après que j’aurai ouvert la porte. Ça veut vraiment dire que je le fais pour empêcher un mal. Ce ne doit pas se passer dans le labyrinthe, heureusement, parce que ça fait loin. C’est juste en bas, à l’ancienne Phurnacite. Je peux m’y rendre presque jusqu’au bout en bus. Se servir de sang pour la magie est toujours risqué, mais Glorfindel sait ce qu’il fait. Comme toujours. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il le sait, mais qu’il a besoin de moi, parce qu’il ne peut pas déplacer les objets.
C’était bizarre de voir Mor comme ça parmi les fées, comme si elle l’était déjà à demi. Ça me faisait bizarre. Elle paraissait si lointaine. Il ne lui était pas poussé des feuilles ni rien de tel, mais je n’en aurais pas été surprise.
Ce soir, j’ai téléphoné à Wim et lui ai tout raconté du mieux que je pouvais. « Quels sont les risques ? a-t-il demandé.
— Voyons, me faire trop prendre par la magie, ou en faire plus qu’il ne faut.
— Qu’est-ce que tu veux dire, te faire trop prendre par elle ? Tu veux dire mourir ? » À l’autre bout de la ligne, sa voix était irritée.
« Peut-être.
— Mourir, peut-être ! Écoute, je viens.
— C’est inutile, ai-je dit. Ça va aller. Il sait ce qu’il fait.
— Tu as bien plus confiance que moi. »
Les conversations téléphoniques sont si imparfaites, il leur manque les expressions, les gestes, tout. Je ne suis pas sûre d’avoir vraiment réussi à le rassurer.
Le problème de mourir – enfin, de la mort – c’est qu’il y a une différence entre quelqu’un qui sait qu’il peut vraiment mourir n’importe quand et quelqu’un qui ne sait pas. Je le sais, et pas Wim. C’est tout. Je ne souhaite à personne de connaître l’instant horrible où j’ai compris que les phares qui venaient vers nous étaient réels. Mais, sans cette compréhension, les gens pensent qu’il y a des choses dangereuses qui peuvent vous tuer et que tout le reste est sans danger. Pas du tout. Nous avions dépassé le moment le plus dangereux où nous risquions de mourir et traversions simplement la route. Je pense qu’elle ne voulait même pas nous tuer. Nous lui étions plus utiles en vie.
Je dois le faire au coucher du soleil, qui aura lieu à cinq heures et demie selon le journal.
Mardi 19 février 1980
Je suis montée dans la vallée en bus après le déjeuner. Tante Teg devait aller à l’école pour une réunion puis venir à Fedw Hir pour la visite de sept heures. Je suis descendue du bus à Abercwmboi, près des ruines de la Phurnacite. J’étais en avance. J’aurais voulu avoir prévu une autre activité dans l’après-midi, peut-être une rencontre avec Moira, Leah et Nasreen. J’avais envisagé de les appeler, mais j’ai repensé à la dernière fois où je les avais vues, à la fête chez Leah, et je me suis dit que ce n’étaient plus vraiment mes amies, juste de simples connaissances. Elles voudraient savoir pour Wim, et essayer de parler de lui avec elles rabaisserait ce que j’éprouvais réellement pour lui.
Il y avait une pancarte sur la grille rouillée au sommet de la route menant à la Phurnacite. « Projet de réhabilitation territoriale. Conseil du comté de Glamorgan-Central. » Ça m’a mis du baume sur le cœur, parce que ça m’a rappelé le marais des Seigneurs du Gondor. Nous avions appelé cet endroit Mordor et il était tombé. Il n’y avait plus de flammes de l’enfer, maintenant. Certains arbres commençaient à se parer d’un vert printanier. Il n’y avait pas de fées. Ma jambe me faisait un peu mal, assez probablement pour les tenir à l’écart.
Les cheminées étaient froides et toutes les fenêtres brisées. C’était sinistre, depuis cinq ans une ruine, pas encore assez effondrée pour servir de forteresse aux fées. La pancarte « Attention aux chiens » pendait de guingois. Les chiens, s’il y en avait jamais eu, avaient disparu avec les ouvriers. La mare d’eau sombre avait toujours l’air maléfique, même s’il y avait maintenant de l’herbe tout autour. Je suis passée de l’autre côté de l’usine où je pourrais lever les yeux vers les collines et m’asseoir dans un renfoncement. Je voulais me reposer en attendant que la douleur de ma jambe soit redescendue au niveau normal d’un simple bruit de fond que les fées puissent supporter. J’ai lu Un rien d’étrange, qui est génial, et magnifiquement écrit, mais un peu bizarre. Ce sont des nouvelles. Je suis contente qu’au moins un des livres que Wim m’a offerts soit bon.
Après l’avoir terminé, au lieu d’attaquer Les Portes d’Ivrel, j’ai essayé de voir si je pouvais chasser la douleur de ma jambe comme avec l’acupuncture. Ce n’est pas réellement de la magie, mais presque. Ce n’est pas de la magie qui va chercher les choses dans le monde pour les changer. Tout se passe à l’intérieur de mon corps. Je me suis dit, assise là, que tout est magique. Utiliser les choses les connecte à vous, être dans le monde vous connecte au monde, le soleil déverse sa magie et les gens, les animaux et les plantes grandissent grâce à lui, le monde tourne et tout est magique. Les fées sont plus dans la magie que dans le monde, et les gens plus dans le monde que dans la magie. Peut-être que les fées, celles qui ne sont pas des personnes mortes, sont des concentrés, des incarnations de la magie ? Et Dieu ? Dieu est dans tout, se déplace à travers tout, est le modèle que tout fait en se déplaçant. C’est pourquoi toucher à la magie tourne souvent mal, parce que ça va à l’encontre de ce modèle. Je pouvais presque en voir la structure tandis que le soleil et les nuages se succédaient au-dessus des collines et j’ai tenu un peu la douleur à l’écart, là où elle ne me faisait pas souffrir.