Et elle était là, bien sûr, sur la route dans le crépuscule. Tante Gwennie devait lui avoir dit que j’étais là et elle avait probablement suivi l’effervescence parmi les fées pour me trouver.
Elle n’avait pas du tout changé. Elle a l’air d’une sorcière. Elle a de longs cheveux noirs et gras, une peau sombre, un nez crochu et une verrue sur la joue. On ne pourrait trouver personne qui ressemble davantage à une sorcière – quoique, bien sûr, les sœurs sont aussi des sorcières et elles sont impeccablement blondes et parfaitement bien élevées. Ses vêtements étaient typiques d’elle – c’est-à-dire tout ce qui lui tombait sous la main en comptant trois par trois dans la penderie. Ça lui permet de trouver les choses les plus chargées magiquement, ou du moins c’est ce qu’elle croit. Ça fait aussi trouver des choses qui étaient incroyablement mal assorties et inappropriées pour la saison, dans ce cas un énorme tricot en patchwork et une jupe noire longue et légère.
« Maman », ai-je dit, d’une voix qui n’était qu’un murmure. J’étais terrifiée, plus que je ne l’avais été par les fées et le couteau. J’ai toujours eu peur d’elle.
« Tu as toujours été celle qui me ressemblait le plus, a-t-elle dit sur le ton de la conversation.
— Non », ai-je dit, mais la voix m’a fait défaut et il n’est sorti qu’un chuchotement.
« Ensemble nous pourrions faire tant de choses. Je pourrais t’en apprendre beaucoup. »
Je me suis rappelé comment nous l’avions tourmentée une fois, quand elle était en pleine crise. Nous devions avoir dix ou onze ans. Elle m’avait précipitée au bas des marches du perron parce qu’elle m’avait envoyée au magasin chercher des cigarettes et que j’étais revenue les mains vides parce qu’ils n’avaient pas voulu m’en vendre. Je saignais et Mor m’aidait à me relever, quand nous avons vu un gros oiseau noir passer en battant lentement des ailes au-dessus de la grille du cimetière – c’était probablement une corneille, mais à cet âge nous appelions tous les oiseaux noirs des corbeaux. De toute façon c’est le même mot en gallois. « Une fois, par un minuit lugubre », avait commencé Mor et j’avais joint ma voix à la sienne, et elle, Liz, ma mère, avait battu en retraite dans la maison, puis dans sa chambre pendant que nous continuions à réciter Le Corbeau de Poe de plus en plus fort.
J’avais vu le schéma du monde. J’avais envoyé Mor où les gens sont censés aller quand ils meurent. J’avais été flamme. Ma mère était un pathétique patchwork de sorcière qui avait tellement utilisé la magie pour intervenir dans sa propre vie qu’il ne lui restait plus aucune intégrité et qu’elle n’était qu’un nœud de haines se consumant en vain. Nous avions déjà contré son pouvoir avec l’aide des fées.
« Je n’ai rien à te dire », ai-je dit à haute voix et j’ai fait un pas en avant.
J’ai fait un autre pas, ce qui a déclenché la douleur de ma jambe, mais je l’ai ignorée, comme je l’ai ignorée, elle. J’ai senti qu’elle tentait quelque chose de magique, un sort dirigé contre moi, mais mes protections, celles que j’avais faites à l’école, ont tenu bon et il s’est écoulé, inoffensif, dans le sol, à la façon dont la douleur disparaît avec l’acupuncture.
J’ai fait encore un pas et je suis passée à côté d’elle. Elle a tendu le bras et m’a empoignée. Ses mains étaient comme des serres.
Je me suis retournée et l’ai regardée. Ses yeux étaient terrifiants, comme toujours. J’ai pris une profonde inspiration. « Fiche-moi la paix », ai-je dit, et je l’ai repoussée.
Elle a levé le bras pour me frapper, et je me suis aperçue qu’elle devait vraiment lever le bras en l’air. J’étais plus grande qu’elle. Je l’ai poussée, me servant de l’inertie de son propre mouvement et de la rotation terrestre. Elle est tombée. J’ai fait encore un pas pour m’éloigner d’elle, vers le haut de la colline. Je ne pouvais pas courir, j’arrivais tout juste à claudiquer, mais je montai en boitillant.
« Comment oses-tu ? » a-t-elle dit sans se relever. Elle paraissait vraiment surprise. Puis elle a refait appel à la magie et, comme lorsque Mor avait été tuée, elle a envoyé tourbillonner autour de moi de monstrueuses formes illusoires. À l’époque, nous avions fait de notre mieux pour les ignorer. Là, j’en ai pris le contrôle et les ai rassemblées autour de moi. Sans la peur pour les nourrir, c’étaient de tristes choses creuses.
Ayant entendu un bruit de déchirure, je me suis retournée et figée d’horreur. Elle avait pris l’édition en un volume du Seigneur des Anneaux, qui était à elle, mais c’était le premier livre que j’avais jamais lu, et elle en avait déchiré une page. Elle l’a lancée vers moi et la page est devenue un javelot enflammé fendant les airs. Il faisait maintenant assez sombre pour tout éclairer en projetant d’étranges ombres. Je l’ai évité. Elle a déchiré une autre page. C’était insupportable. Je sais que les livres ne sont que des mots, et j’en possède moi-même deux exemplaires, mais je voulais aller lui reprendre le livre. Les javelots n’étaient pas aussi graves que l’outrage, ils ne l’auraient pas été même s’ils m’avaient touchée. Comment pouvait-elle employer des livres contre moi ? Mais je pouvais voir pourquoi cela lui avait semblé évident.
Je pouvais faire la même chose. J’ai attiré à moi les monstres illusoires et les ai poussés dans sa direction. Ils se sont transformés et sont devenus des dragons et d’énormes tortues extraterrestres et des gens en combinaison spatiale et un garçon et une fille en armure avec des épées nues qui ont fait une barrière entre nous pour me protéger et se sont précipités vers elle dans la pénombre. Je me suis éloignée encore d’un pas vers le haut.
Elle pouvait ignorer une illusion aussi bien que moi, bien entendu.
Les javelots continuaient à pleuvoir. Ils n’étaient plus enflammés, et ils étaient plus difficiles à voir. Elle devait en avoir arraché des poignées à la fois et les lançait furieusement. Je me suis arrêtée et ai puisé dans la structure du monde. C’était du papier. Le papier était du bois, si facile à façonner en javelot, mais que voulait vraiment être le bois ? L’un d’eux est passé si près que j’ai senti le vent de son passage et su. J’ai ri. C’était ce que Mor avait dit ici, il y avait si longtemps. Ce n’était même pas difficile. Le javelot était une page devenue un arbre. Et les autres aussi, ceux qu’elle avait déjà lancés et qui étaient fichés dans le sol. Pendant un moment ils sont restés là, enracinés dans la terre, étendant leurs branches, chênes et frênes et aubépines, bouleaux, sorbiers et sapins, beaux arbres majestueux en pleine maturité. Puis ils se sont mis en route vers le pied de la colline, telle la forêt de Burnham marchant sur Dunsinane. « Les Huorns me viennent en aide », ai-je dit, et j’avais les larmes aux yeux.
Si vous aimez suffisamment les livres, les livres vous aimeront en retour.
Ce n’étaient pas des illusions. C’étaient des arbres. Les arbres sont ce que le papier était, et veut redevenir. Je la voyais entre les troncs. Elle s’emportait et me hurlait quelque chose. Les pages devenaient des arbres à mesure qu’elle les déchirait. Le livre, qu’elle tenait à la main, s’est transformé en une énorme masse de lierre et de ronces, envahissant tout. La désolation qu’avait été le Phurnacite était une forêt, avec les ruines de l’usine en son cœur. Il y avait des fées parmi les arbres. Bien entendu. Un hibou a piqué sur la mare obscure.
« Parfois ça prend un peu plus longtemps qu’on ne pense », ai-je dit.
Je continuais à m’éloigner de la Phurnacite, vers le haut de la colline. Elle délirait toujours, furieuse, entre les arbres. Je me suis contentée de m’éloigner, le plus vite que je pouvais, ce qui n’était pas très rapide. J’étais maintenant hors d’atteinte. Encore deux pas et j’ai débouché sur la route.