Michel BUSSI
MOURIR SUR SEINE
Le polar de l’Armada
Aux amours nées sous les voiles
Avertissement
Ne cherchez pas les clefs pour savoir qui est caché, dans la réalité, sous tel ou tel personnage de ce roman. Il n’y en a pas. Ce texte n’est que pure imagination de l’auteur. Toute ressemblance avec une personne existante ne serait que fortuite.
« Ah ! Ah ! Je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui passa sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier !
Je le trouvai si joli, si blanc, si gai ! L’Etre était dessus, venant de là-bas, où sa race est née ! Et il m’a vu ! Il a vu ma demeure blanche aussi ; et il a sauté du navire sur la rive. Oh ! mon Dieu !
A présent, je sais, je devine. Le règne de l’homme est fini. »
1. Dérive entre deux ponts
7 h 45, octobre 1983, Marais Vernier
Le timide soleil du matin commençait à rougir l’horizon de la baie de Seine. Le jour se levait sur le Marais Vernier. Un mince brouillard s’échappait du fleuve vers les falaises de La Roque. La route ondulait comme un serpent d’argent dans ce paysage lunaire.
Le 4x4, seul sur la route sinueuse, filait presque sans bruit sur la départementale. Quelques kilomètres avant le pont de Tancarville, il ralentit, puis tourna perpendiculairement, pour s’engager dans un étroit sentier de randonnée.
Le chemin défoncé était bordé de chaque côté d’un large talus inondé, que ne parvenaient pas à drainer les rangées d’aulnes et de saules têtards. De part et d’autre du chemin s’étendaient d’étranges parcelles cultivées en lanières, planes et longues, de la route à la Seine.
Muriel clignait des yeux. Le reflet du soleil naissant, qui semblait jouer à cache-cache entre les arbres, l’agaçait. Elle apercevait dans le rétroviseur le pâle rayon lumineux du phare de La Roque, perché sur son étrange falaise, tel le donjon d’un château fort, commandant l’entrée de l’estuaire.
Malgré les amortisseurs du 4x4, les secousses devenaient pénibles dans le véhicule. Muriel jeta un œil vers son mari, à côté d’elle. Il conduisait avec prudence.
Concentré.
Pourtant, Muriel ne se sentait pas rassurée.
Cette virée en baie de Seine n’était pas une bonne idée.
Elle avait un mauvais pressentiment. Peut-être n’était-ce dû qu’à cette ambiance lunaire de la baie, dans le matin. Ce silence. Ces cris d’oiseaux au-dessus d’elle. Ces milliers d’oiseaux dont ils venaient déranger le réveil.
Oui, cette histoire de plongée dans la Seine l’inquiétait ! Cette passion étrange l’avait amusée au début. Ces légendes. Ces plongées sous-marines. Mais désormais, toutes ces histoires commençaient à tourner à l’obsession. Elle jeta un nouveau coup d’œil vers son mari. Il ne remarqua même pas le regard posé sur lui. Il restait toujours concentré sur sa conduite, les mains fermement accrochées au volant, le regard fixe…
Ailleurs. Dans son univers.
L’autoradio diffusait une chanson que Muriel aimait bien. Morgane de toi, ce tube de Renaud.
Muriel tourna la tête vers leur fille, Marine, qui dormait encore, à l’arrière de la voiture.
La tête posée contre la portière. Un sourire d’ange. Un petit souffle régulier. Un peu de buée sur la vitre. Une jolie frimousse de fillette de dix ans. L’image même de l’innocence. Marine s’était levée très tôt ce matin. Mais avec quel enthousiasme ! La perspective d’une plongée l’excitait vraiment. Elle ne s’était pas endormie avant d’être sur l’autoroute. Pourtant, Muriel ne parvenait pas à chasser ce mauvais pressentiment.
Pourquoi prendre de tels risques ?
De tels risques ?
Bien entendu, son mari n’avait pas du tout la même analyse.
Des risques ? Quels risques ? Il était un plongeur expérimenté. Il avait exploré toutes les eaux de la planète. Il possédait son diplôme de moniteur fédéral et même un Open Water Diver , cette espèce de passeport international de plongée. Plonger était presque une routine pour lui désormais. Il n’y avait rien à craindre ! Marine possédait elle aussi une petite expérience. Elle plongeait depuis ses huit ans. Oh, pas bien profond, c’est clair. Entre trois et cinq mètres. Cet été, en Corse, elle avait plongé presque tous les jours.
Marine adorait cela.
Oui… Mais la Méditerranée, les eaux turquoise, les vacances… Ce n’était pas la même chose de plonger dans cette eau froide et trouble de la Seine, dans cette eau polluée, dans les remous des hélices.
Seuls !
A la radio, la chanson de Renaud étirait ses derniers accords. Le 4x4 ralentit et se gara sur une sorte de petit parking, face à un signal lumineux de la Seine. Muriel lut « Feu de l’épi » sur le petit édifice de béton blanc et vert. Ils se trouvaient dans une clairière, au carrefour de sentiers de randonnées. Muriel se sentit un peu plus rassurée. Son mari connaissait bien l’endroit, apparemment. Personne ne connaissait mieux que lui ces coins perdus le long du fleuve. Toujours cette obsession de la Seine et de ses mystères. Ils descendirent du véhicule.
Marine s’éveilla, frissonna, s’étira et lança un sourire de contentement à ses parents. Muriel la prit dans ses bras et lui frotta énergiquement le dos.
C’était bon.
Ils s’avancèrent encore vers la Seine, gravissant les quelques marches en béton du signal dont la faible lueur se perdait dans la clarté naissante.
Ils restèrent de longs instants tous les trois, sans un mot, émerveillés par le paysage. Sur leur gauche, la miraculeuse silhouette du pont de Normandie, seule trace humaine dans la blancheur matinale de l’estuaire, entre ciel et mer. Sur leur droite, à quelques centaines de mètres, la silhouette élégante du pont de Tancarville. Devant eux, la surface sans ride du grand fleuve. Telle une immense bassine de mercure, froide, mystérieuse, insondable.
Immédiatement, le sinistre pressentiment submergea à nouveau Muriel.
Plonger là-dessous ?
— Regarde ! lança Marine dans le silence.
Quelques dizaines d’oiseaux, des balbuzards pêcheurs, se posèrent à quelques mètres d’eux.
Le regard de Muriel embrassa l’immensité. Aussi loin que ses yeux portaient, elle apercevait des oiseaux, des centaines d’oiseaux : des sarcelles, des spatules, des mouettes, elle ne les reconnaissait pas tous.
Un spectacle unique, Muriel devait bien le reconnaître.
Mais cela n’enlevait rien à son angoisse.
Elle se retourna, fouilla le coffre du véhicule et proposa une tasse d’un café brûlant dans le Thermos à son mari. Il but doucement.
Il était parfaitement calme, sûr de lui. Heureux, sans aucun doute. Marine avalait un croissant. Elle lança un grand sourire à sa mère. Cela la rassura. Un peu.
Après avoir bu son café, son mari se frotta les mains et rompit à son tour le silence de l’estuaire :
— Au travail !
C’était presque la première phrase qu’il prononçait. Une peur sans doute presque religieuse de troubler cette ambiance ouatée. Ils fouillèrent à nouveau l’arrière du 4x4. Tout le monde participa au portage du lourd et complexe matériel de plongée : les bouteilles, les combinaisons, les palmes.
Muriel regardait son mari agir avec précision. Il était un époux, un père très raisonnable. Accroupi, il vérifiait avec méticulosité les détendeurs et les compresseurs. Elle l’admirait. Elle l’aimait sans aucun doute. Même si parfois cette passion dévorante se glissait entre eux. Comme une maîtresse de plus en plus possessive. Une maîtresse qui lui volait son homme. Muriel se força, comme toujours, à penser autrement, à chasser la jalousie de ses pensées. Elle n’allait pas être comme toutes ces femmes désespérées des passions inutiles de leur homme ; cherchant à réduire leur originalité, leur essence ; occupées à les formater à leur image. Non, elle n’était pas comme cela ! Elle acceptait son mari tel qu’il était.