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Dans la rue, Maline sentit l’air frais du matin lui redonner un semblant de vitalité. A moins que ce ne fût l’effet du Red Bull. La rue Saint-Romain était déserte. Maline adorait la solennité de la rue piétonne, les hauts murs de pierres de l’archevêché, l’incroyable vue sur la cathédrale.

La plus belle rue de la plus belle ville de France ?

Maline marcha quelques mètres et tourna à droite rue des Chanoines, la plus petite rue de Rouen. Un passage de moins d’un mètre, en forme de labyrinthe, entre des bâtisses de quatre étages. Un coupe-gorge médiéval. Un passage obligé des visites du centre-ville piétonnier.

Maline adorait cette ruelle, bien entendu. Pourtant, en cette matinée, elle étouffa un haut-le-cœur. Le Red Bull remonta avec acidité jusqu’à sa gorge. La rue étroite empestait l’urine, plus encore que d’habitude ! Les recoins de la ruelle offraient des cachettes idéales pour les hommes désirant soulager leur vessie, ceci sans doute depuis le Moyen Age, mais le pic de consommation de bière pendant les nuits de l’Armada avait transformé la rue en urinoir à ciel ouvert.

Maline accéléra le pas en se bouchant le nez et déboucha rue Saint-Nicolas. Elle profita de l’odeur appétissante d’une boulangerie qui ouvrait pour respirer à nouveau. Elle obliqua rue Saint-Amand. Maline goûta le charme, sans cesse renouvelé, des vieilles ruelles rouennaises au réveil. Quelques touristes matinaux prenaient leur petit-déjeuner sur l’adorable place Saint-Amand. Une jeune fille seule à une terrasse, un téléphone portable vissé à l’oreille, portait sur ses cheveux décoiffés une casquette de marin. Marine sourit.

Un camion poubelle bruyant essayait de se frayer un chemin parmi les ruelles. Quelques éboueurs plutôt joyeux sifflotaient en ramassant papiers gras, bouteilles et canettes. Ils s’attachaient avec professionnalisme à effacer les restes d’une fête nocturne à laquelle ils n’avaient sans doute pas participé.

Maline adorait ce genre de scène. Elle se serait bien arrêtée là, à prendre quelques photos et poser des questions aux passants. Un joli petit article pour Le SeinoMarin : « Lendemain de fête. Rouen se réveille ». Ou bien un titre plus accrocheur : « Colombages et gueule de bois ». Mais elle n’avait pas le temps. Ce serait pour un autre jour. Elle continua sa route.

Un éboueur agita sa main gantée jaune fluo dans sa direction :

— Bonne journée ma belle !

Maline lui retourna un large sourire et agita sa main, même si le regard du travailleur matinal se fixa davantage sur la partie dénudée de ses jambes.

Maline se sentait légère. Elle adorait ces petits moments volés. Elle adorait la ville. Elle s’y sentait dans son élément, elle raffolait de ces petits éclairs de séduction instantanés. Maline prolongea jusqu’à l’angle de la rue Eau-de-Robec, où se situait le siège du SeinoMarin. Elle entra. Les couloirs étaient déserts, personne n’était encore arrivé, à part Christian Decultot. Maline pénétra sans même frapper dans le vaste bureau du rédacteur en chef.

Christian Decultot releva la tête :

— Ah, Maline ! Tu as plutôt intérêt à t’asseoir ma jolie. On est dans la merde, citoyenne ! On est face à un meurtre. Un meurtre sur l’Armada ! Et pas un meurtre banal !

6. La théorie d’Ovide

7 h 45, quai Boisguilbert, Rouen

La sonnerie cessa.

La stupeur avait annihilé leurs réflexes. Le commissaire regarda ses adjoints et les policiers présents, incrédules.

— Nom de Dieu, vous n’aviez pas vérifié que le macchabée avait un portable ?

— Si, plaida l’inspecteur Stepanu. Mais on l’a laissé dans sa poche. Pour l’examiner plus tard… Tu voulais faire quoi ? On est là depuis à peine une heure…

Une nouvelle sonnerie, celle caractéristique de l’arrivée d’un SMS, coupa leur conversation.

On avait laissé un message au cadavre !

— Eh bien, vas-y, regarde maintenant, grogna le commissaire Paturel.

Il sentait qu’il avait besoin de laisser exploser sa colère et qu’il n’allait pas être facile à vivre dans les heures qui allaient suivre.

Plusieurs policiers s’écartèrent. L’inspecteur Ovide Stepanu se pencha et attrapa avec délicatesse le téléphone portable. Il joua avec les touches. Au bout de quelques instants, il avança le cadran du téléphone vers le commissaire.

Gustave Paturel fronça les yeux et lut :

« sé que me espera ».

— De l’espagnol, fit le commissaire. Je suppose que cela veut dire quelque chose comme « j’espère que tu es là ».

Personne n’osa le contredire. Un court et pesant silence s’installa. Ovide Stepanu le rompit le premier, d’une voix morne :

— Qui peut bien envoyer des SMS à un mort ?

L’inspectrice Colette Cadinot prit le relais, avec assurance :

— Imaginons qu’il s’agisse de la fameuse fille blonde. Cela signifierait qu’elle n’est pas au courant de sa mort. Elle passe une partie de la nuit avec lui, elle le quitte, et elle lui envoie un SMS dans sa langue natale pour prendre des nouvelles au petit matin…

Paturel afficha enfin un sourire :

— Si c’est la blonde, fit le commissaire, c’est au moins la première bonne nouvelle de la matinée. Cela signifierait que l’on possède ses coordonnées !

— Certes, précisa Ovide, mais sans vouloir jouer les rabat-joie, cela voudrait aussi dire qu’elle n’a pas été témoin du crime… puisqu’elle croit Mungaray encore vivant.

Cela désespéra Gustave Paturel d’admettre que ce « Cassandre » de Stepanu avait raison.

Une fois de plus.

Il regarda les badauds qui, centimètre par centimètre, grignotaient l’espace vital de leur enquête. Tout ceci tournait au délire. Il fallait prendre des décisions.

— Bon, s’énerva le commissaire. Colette, tu me fais traduire cela avec précision. Tu me recherches celle ou celui qui a envoyé ce SMS et tu m’examines en détail tous les autres numéros et messages de ce portable !

Il confia le téléphone à l’inspectrice. Il avait maintenant hâte de quitter les quais. Il savait qu’une tonne de formalités l’attendait, sans parler des rendez-vous, la presse, le préfet, l’organisation de l’Armada… Il avait besoin d’un peu de calme pour faire le point. Impossible de réfléchir ici, au beau milieu de cette foule. Mais comment faire autrement ? Il allait lancer de nouveaux ordres lorsque Colette Cadinot lui attrapa le bras :

— Commissaire, écoutez cela.

Elle lui tendit le téléphone portable du jeune Mexicain.

Gustave Paturel sentit qu’il allait encore franchir une nouvelle étape dans l’irrationnel.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda le commissaire inquiet.

— Le répondeur de Mungaray. Le message sur lequel on tombe lorsqu’il ne décroche pas.

La sueur mouilla à nouveau le bas du dos du commissaire. Il s’attendait au pire. Il prit dans sa large main le minuscule téléphone et le colla à son oreille. Le jeune Mexicain s’exprimait dans un français hésitant avec un fort accent. On comprenait néanmoins parfaitement ce qu’il disait.

Le commissaire écouta deux fois, pour être certain d’avoir bien entendu.

Aquilero prononçait cette courte phrase, invraisemblable dans la bouche d’un jeune matelot en pleine vitalité :

« Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne. »

Le commissaire passa la main sur son front trempé et tendit le téléphone portable à Stepanu. Qu’est-ce que ce message irrationnel et morbide pouvait bien signifier ?