Gustave Paturel fit un effort pour se ressaisir.
— O.K., dit le commissaire. Rendez-vous dans une heure au commissariat. Dans mon bureau, tous les deux ! Convoquez-moi aussi le médecin légiste s’il a fini. D’ici là, je règle les urgences et je calme le jeu avec les autorités. Ensuite, on réfléchit et on met en place un plan de bataille.
Il regarda sa montre et se rappela qu’il devait également appeler chez lui la baby-sitter qui gardait ses enfants. Il avait promis qu’il serait rentré dans une heure.
Quel bordel !
L’inspectrice Cadinot dut percevoir l’état psychique du commissaire. Trente ans de collaboration lui avaient appris à savoir calmer le jeu quand il le fallait :
— Si vous voulez mon avis, commissaire, il n’y a pas vraiment de raison de paniquer.
Paturel ne protesta pas et l’écouta, intéressé.
— Si je récapitule, continua Colette Cadinot, nous avons affaire à un marin mexicain à la personnalité complexe. Un jeune garçon à l’esprit un peu torturé. Les marins du Cuauhtémoc me l’ont confirmé. Il y a quelques jours, par exemple, il a plongé dans la Seine devant une foule en délire. Il laisse des messages morbides sur son répondeur. Il se tatoue le corps. Ses penchants mortifères ont une tendance masochiste, genre autodestruction. Après avoir beaucoup bu, hier, il brûle le tatouage qui le représente. Tout ceci va dans le même sens, celui d’une personnalité tournée vers la mort. Ce genre de personnalité plaît beaucoup à certaines filles, surtout que le garçon est beau gosse… Il a été trop loin hier soir, sans doute après avoir quitté cette fille qui le croit encore vivant. Il a fait une mauvaise rencontre, ce qui n’a rien d’étonnant, étant donné le milieu qu’il est amené à fréquenter. Peut-être même une simple affaire de drogue. On n’en sait encore rien, mais il n’est pas impossible qu’on soit simplement face à un règlement de comptes entre dealers. Après tout, il arrive du Mexique et c’était sa première sortie. Les indices de ce matin, la mort, les brûlures pourraient concorder avec cela. Il se fait poignarder dans un coin sombre par un plus fou que lui. L’assassin cache le corps quelque part et attend le moment idéal pour le ramener discrètement sur le quai… Voilà. C’est tout…
Le commissaire avait suivi le raisonnement de l’inspectrice. Bien entendu, formellement, rien de ce qu’elle avançait n’était impossible. Cela le rassura un peu. Après tout, il angoissait peut-être pour pas grand-chose. Dans tout autre contexte que l’Armada, cette affaire aurait été considérée comme banale.
Ovide Stepanu planta devant eux son corps maigre mal fichu. Il n’avait pourtant pas la même version des faits, et se chargea de leur rappeler :
— Je suis d’accord avec toi, Colette. Cela fera une très bonne version pour calmer les journaux, le cas échéant. Cela étant dit, je ne voudrais pas jouer les trouble-fêtes…
« Ta gueule, Ovide », pensa en son for intérieur le commissaire Paturel. Il savait que dans la bouche de l’inspecteur Stepanu, l’expression « je ne voudrais pas jouer les trouble-fêtes » et sa variante, « au risque de paraître rabat-joie », étaient les sésames d’emmerdements en cascades. Pourtant, il ne put s’empêcher de suivre le fil implacable du raisonnement de l’inspecteur.
— Mais entre nous, continua Stepanu, il faut voir les choses en face. Et surtout se poser les bonnes questions. Comment le cadavre a-t-il pu arriver sur les quais, juste en face du Cuauhtémoc ? Y arriver sans que personne ne s’en aperçoive ? Quelqu’un qui transporte un cadavre se remarque, même à six heures du matin ! Et pourquoi prendre le risque de le déposer juste en face du Cuauhtémoc, alors que Mungaray a été tué ailleurs ? Quel peut être le sens d’une telle prise de risque ? A mon avis, c’est une des questions clés de cette affaire. Le comment et le pourquoi. Autre question. Selon les légistes, Mungaray est mort quelques minutes après avoir quitté la Cantina. Donc, soit la mystérieuse fille blonde est dans le coup et cela n’a aucun sens de penser que c’est elle qui a envoyé un SMS ce matin. Soit elle n’y est pour rien, Mungaray a été tué après, mais alors pourquoi envoyer un SMS à sept heures du matin à quelqu’un qu’elle n’a croisé que quelques minutes. Pourquoi un SMS en espagnol alors que Mungaray parle en français sur son répondeur ? Pourquoi parle-t-il en français sur son répondeur alors qu’il ne fréquente que des matelots espagnols en France ?
L’inspectrice Cadinot affichait un sourire un peu crispé devant l’inventaire de Stepanu.
— C’est bon, Ovide, coupa le commissaire. Pour les questions, on fera le point tout à l’heure. Pour l’instant, je préfèrerais quelques réponses…
L’inspecteur ne laissa pas le temps de respirer au commissaire :
— J’y venais, Gustave. J’y venais. On peut au moins faire quelques hypothèses. L’aigle représentait Aquilero, le surnom que s’est donné Mungaray. Quelqu’un a brûlé l’aigle et poignardé Mungaray. Qu’est-ce qu’il reste, alors ? Les quatre autres tatouages ! Qui sont-ils ? Qui se cache derrière la colombe, le tigre, le crocodile, le requin ? D’autres marins mexicains ? D’autres marins de l’Armada ? Une confrérie ? Une sorte de secte ? On peut en tous les cas supposer qu’il y a quelque part dans Rouen quatre autres personnes qui ont tatoués sur les épaules les mêmes animaux. Au risque de paraître rabat-joie, si on pousse jusqu’au bout le raisonnement, étant donné la sadique marque de brûlure sur ce corps, on pourrait fort bien imaginer que trois d’entre elles vont mourir… Et que la quatrième est l’assassin !
L’inspectrice Cadinot haussa les épaules, incrédule. Elle accordait généralement peu d’attention aux prédictions de Stepanu.
Le commissaire Paturel aurait bien aimé afficher la même circonspection devant les théories de son inspecteur. Après tout, la théorie d’Ovide Stepanu n’avait pas plus de consistance que celle de Colette Cadinot. Cet enquiquineur d’inspecteur roumain avait toujours le don pour imaginer la pire des solutions face à un crime.
C’était pour cela que tout le monde le détestait au commissariat. Pour cela, et aussi parce que, presque toujours, c’était lui qui avait raison !
7. Coke à l’arme
7 h 50, boulevard de Verdun, Rouen
Daniel Lovichi regarda le poignard à ses pieds comme une poule qui aurait découvert un tournevis.
Il ne se souvenait de rien !
D’où venait ce poignard ? Où avait-il pu trouver cette arme ? Il secoua la couverture sale dans laquelle il avait passé la nuit et observa avec satisfaction le ciel bleu.
Le couteau n’était tout de même pas tombé du ciel !
Il fouilla sa mémoire, mais rien ne lui revint. Il était trop défoncé, hier soir.
Rien, le trou noir.
Il se leva et regarda passer les voitures sur le boulevard de Verdun. Il jeta également un coup d’œil méprisant en direction du foyer de l’abbé Bazire, vers quelques autres pensionnaires qui, comme lui, avaient passé la nuit dehors.
Pas question de s’enfermer cette semaine.
Il roula en boule sa couverture, ramassa précieusement le poignard qu’il fourra dans une sorte de cabas, et commença à descendre le boulevard. Cette semaine, c’était la fête.
Il constata avec regret qu’il n’y avait déjà plus aucune prostituée sur le boulevard.
Merde ! De toutes les façons, il était fauché. Mais ça n’empêchait pas d’admirer le spectacle. Pendant l’Armada, il y avait des nouvelles filles. Plein de nouvelles. Des exotiques. Toute la nuit, il observait leur manège. Cela lui revenait maintenant. Un peu. Par bribes. La parade des prostituées sur le boulevard. Le défilé des marins. Des mots dans des langues qu’il ne comprenait pas. Il regardait simplement, il regardait avant de partir. De décoller.