Il étouffa un rire gras.
Ça l’aidait à faire de beaux rêves. Et le spectacle était gratuit.
Un jour où il aurait de l’argent, il faudrait qu’il essaye une fille. Elle ne pourrait pas refuser, s’il payait. Même avec sa gueule pourrie. Ça faisait combien de temps qu’il n’avait pas touché une fille ? Cinq ans ? Dix ans ? C’était dans une autre vie, une autre vie avec presque trop de femmes, trop de gosses, trop de tout. Oui, se payer une fille, pourquoi pas ! Une métisse, une fille de port bien grasse, comme il les aimait, avant. Mais pour cela, il lui fallait de l’argent. Pour cela et pour autre chose. Autre chose de beaucoup plus important, aujourd’hui. Autre chose de beaucoup plus cher.
De la coke.
Ce n’était pas une rumeur. Le Cubain lui avait dit, la semaine dernière. Les marins de l’Armada venaient avec de la cocaïne plein les poches. Ils n’étaient pas fouillés. Chez eux, ça poussait dans leur jardin, dans la rue. Ce n’était pas interdit. Alors ici, tu parles, ils cassaient les prix.
Il suffisait de leur demander et de payer. Ils avaient de tout. De la chilienne, de la cubaine, de la mexicaine… Hier, il n’avait eu droit qu’à un petit échantillon. Putain, c’était si bon. C’était pour cela qu’il ne se rappelait plus de rien. Le mélange de coke et d’alcool.
Arrivé sur la place Beauvoisine, il souffla quelques instants, puis redescendit vers la fontaine Sainte-Marie. Une centaine de mètres plus bas, il y avait comme un attroupement devant le lycée Corneille. Daniel Lovichi cracha par terre. Des jeunes bourgeoises hystériques, des fils à papa pleins aux as, toute la jeunesse dorée rouennaise. Quelle pitié ! Qu’est-ce qu’ils foutaient là, en plein mois de juillet ? Les résultats du bac ? Quelle arnaque ! Lui aussi avait marché dans la combine, il y avait bien longtemps. Lovichi serra son poignard. Il avait presque envie de faire un carnage, de leur rendre service, au final, à tous ces clones bien dressés.
Daniel Lovichi cracha une nouvelle fois. Non, il ne fallait pas qu’il se laisse déconcentrer. Il ne devait avoir qu’un objectif, aujourd’hui. Ce poignard, cette Armada, c’était le moment, il ne devait pas le laisser passer. Ça n’arriverait plus jamais, une telle occasion. La prochaine fois dans cinq ans, il serait sans doute mort. Alors cette fois-ci, il pouvait prendre tous les risques.
Il lui fallait de la coke. Il lui fallait de l’argent.
Il vérifia encore une fois si le poignard était toujours dans son cabas. Ce couteau était un don du ciel. Un signe. Tout s’enchaînait. Tout allait dans le bon sens. Il ne fallait pas laisser passer les signes favorables.
Il n’avait rien à perdre.
C’était à lui d’agir, pour une fois.
8. Nécrologie au SeinoMarin
8 h 05, siège du SeinoMarin, 2, place du Lieutenant-Aubert, Rouen
Christian Decultot observa Maline un peu plus en détail. Il n’était pas du genre à mâcher ses mots.
— T’as une sale tronche, Maline. Je sais que tu te donnes jour et nuit pour couvrir l’Armada, mais tu n’as plus vingt ans… Faut que tu te reposes.
Maline faillit lui répondre que c’était bien ce qu’elle avait l’intention de faire ce matin, avant que son téléphone ne sonne… Mais elle se retint. Elle nourrissait un profond respect pour le rédacteur en chef du SeinoMarin. Christian Decultot était un ancien journaliste de RMC. Brillant, iconoclaste, il avait baigné pendant des années dans le réseau des plus grands journalistes parisiens, jusqu’à ce qu’un beau jour, dans les années 1980, lui prenne l’idée de tout quitter et de fonder son propre journal, en province.
Le SeinoMarin naquit ainsi. Fondé par un journaliste un peu fou soucieux de défendre la démocratie locale. L’hebdo, publié traditionnellement le mercredi, couvrait tout le département de Seine-Maritime. Un tirage de 60 000 exemplaires, un lectorat estimé à plus du quadruple. Le SeinoMarin se classait troisième hebdo de France. Intransigeance, indépendance, liberté… Christian Decultot signait chaque semaine, depuis plus de vingt ans, des éditos mordants qui faisaient trembler les élus et les décideurs les mieux assis de la région. Christian était devenu incontournable, intouchable. C’était lui en personne qui avait « recueilli » Maline, il y avait quelques années, lorsqu’elle était au fond du trou. C’était lui qui avait trouvé son pseudonyme, Maline Abruzze, croisement du titre d’un poème de Rimbaud et d’une province italienne. Maline avait pour Christian une affection et une admiration profondes, et elle avait la prétention de croire que c’était réciproque…
Maline se secoua. Elle voulait savoir pourquoi son rédacteur en chef l’avait virée du lit.
— O.K., Christian. Alors c’est quoi, cette histoire de crime ?
Le journaliste soupira :
— Une première, une grande première dont on se serait bien passé. Un crime sur les quais de l’Armada ! Le premier depuis 1989. Un marin en plus. Un Mexicain…
— Tu as des détails ?
— Pas encore. Apparemment, il a été poignardé. En plein cœur…
Maline fit une moue déçue :
— Sans doute un règlement de comptes entre ivrognes…
Maline tourna la tête et observa les photographies accrochées au mur du vaste et moderne bureau de Christian. Le rédacteur en chef n’avait à ses yeux qu’un seul défaut : il devenait un peu mégalo sur ses vieux jours. Les photos dans des cadres noirs représentaient des clichés où il se trouvait en compagnie des plus grandes vedettes régionales. Elle posa son regard sur l’une des plus anciennes : Christian en compagnie de Jean Lecanuet, quelques mois avant sa mort.
— Peut-être, répondit Decultot. Sans doute, même. Mais c’est le premier fait divers tragique en cinq Armadas. Et d’après ce que je sais, la victime était une grosse personnalité, une tête brûlée, un séducteur… Il était consigné sur le Cuauhtémoc toute la semaine. Il n’est sorti qu’hier soir. La dernière fois qu’on l’a vu vivant, c’était au bras d’une blonde sculpturale…
Tout en écoutant Decultot, Maline observa le mur de droite. Les personnalités locales du show-biz. Christian collé à Philippe Torreton, à Franck Dubosc, à Karin Viard, à Estelle Halliday… Que du beau monde !
— Et tu veux que je fasse quoi, exactement ? demanda la journaliste un peu distraite.
— Rendre un hommage à ce jeune écervelé venu du bout du monde se faire poignarder sur nos quais. Et puis enquêter bien entendu… Enquêter avec tact…
— O.K., O.K., je vois. Tu veux que je fasse une sorte de « biopic », le tragique destin d’un jeune et séduisant chien fou… Faire à la fois rêver et pleurer dans les chaumières cauchoises…
Christian Decultot sourit.
— Je te fais confiance. Tu vas me faire un portrait tout en nuances. Ce pauvre garçon mérite bien cela, non ? A condition que l’affaire ne soit pas résolue avant l’édition de mercredi prochain. Sur le fond, qu’en penses-tu Maline ? Une bagarre entre marins ivres ? Un mari cocu jaloux ?
Maline prit quelques secondes pour réfléchir et se lança :
— Je vois plutôt un étudiant vexé par le prestige de l’uniforme du beau Mexicain. Tu imagines Christian ? Un étudiant boutonneux rame toute une année pour ferrer une jeune copine de banc d’amphi. Fin des cours. Arrivent les vacances, le soleil, l’Armada. Le boutonneux est sur le point de conclure. Il emmène sa belle à la Cantina. Mauvaise pioche ! Sa blonde repart au bras du premier bellâtre latino venu en uniforme blanc qui sait danser la lambada.