Christian éclata de rire. Maline continua :
— De quoi déclencher des pulsions meurtrières, non ? De quoi péter un plomb ! Surtout pour un étudiant anar et pacifiste : voir sa muse se faire dépuceler par la grâce du prestige de l’uniforme. Il n’en faut sans doute pas plus pour motiver un crime passionnel…
— Tu n’oserais tout de même pas écrire cela ? plaisanta Christian.
— Si ! Et la morale de mon article sera : si on n’avait pas supprimé le service militaire, tout ceci ne serait jamais arrivé !
Christian explosa une nouvelle fois de rire. Il se leva pour reprendre ses esprits :
— Je te sers un café ?
Maline acquiesça. Pendant que le rédacteur en chef s’affairait, elle observa la galerie de photographies au fond du bureau. Le mur des sportifs ! Un Christian presque nain à côté de l’incontournable David Douillet ; Christian en mer avec le regretté Paul Vatine. Elle s’attarda un peu sur un de ses clichés préférés : Christian en compagnie de Jean-François Beltramini, le buteur mythique du FC Rouen de la grande époque, redevenu depuis maçon en Ile-de-France. Encore une sacrée idée de reportage, lorsqu’elle aurait un peu de temps. Elle détailla enfin la dernière photographie, celle après laquelle Christian avait couru pendant un an : Christian bras dessus, bras dessous avec Tony Parker. Un must !
Le rédacteur en chef revint avec les cafés.
— Sérieusement, Maline, précisa-t-il en posant les tasses brûlantes, il faut faire attention avec cette histoire…
— Je sais Christian. Huit millions de visiteurs sur l’Armada. Huit millions de lecteurs potentiels. Ne te fais pas de souci, je connais mon métier. Je vais les intriguer juste assez pour qu’ils achètent, et pas assez pour provoquer l’exode ! Je connais… intriguer sans effrayer. Suggérer sans affirmer. Faire dans le spectaculaire mais pas dans le sordide.
Christian sourit :
— Je ne t’en demande pas tant, Maline. Pas même un article si tu n’as rien à dire. Tu gères. Tu as carte blanche. Les ventes, à la limite, je m’en fous, ce n’est pas le problème. Simplement, l’Armada est un enjeu important ici. Pour beaucoup de monde, pour la ville, pour des milliers de bénévoles. Les Rouennais en sont fiers. C’est une belle aventure… J’ai pas besoin de te faire un dessin. Notre boulot n’est pas de jouer les vautours…
Maline avala son café et s’apprêta à se lever.
— Attends Maline. J’ai un cadeau pour toi.
Le rédacteur en chef se pencha sur son bureau et tendit une carte de visite à la journaliste.
— C’est quoi ? s’interrogea Maline.
— Olivier Levasseur. Directeur des relations presse pour l’Armada. Je l’ai eu au téléphone. Il est au courant. Tu peux passer le voir ce matin. Il te fournira les autorisations pour monter sur les bateaux et rencontrer les équipages.
— Tu le connais ?
— Je l’ai rencontré une ou deux fois. C’est le genre mercenaire de la mondialisation. Il parle six langues. Il est payé à prix d’or par l’association de l’Armada pour gérer l’ensemble des médias.
— Une grosse tête ?
— Pas vraiment, non. Plutôt le genre baroudeur. C’est un ancien marin reconverti. Un marin tendance sportive, du genre transat autour du monde et plongée en apnée sous la mer rouge. Un type extraordinaire à ce qu’il paraît… Je ne sais pas d’ailleurs si c’est bien raisonnable de t’envoyer là-bas. C’est exactement le genre de type dont tu serais capable de tomber amoureuse.
— J’espère que tu lui as dit la même chose de moi !
Christian éclata de rire. Il ne s’ennuyait jamais avec Maline. Il en avait oublié son café, dont il but une gorgée froide.
— Je ne lui ai pas dit que tu étais belle. Je lui ai dit que tu étais pire…
Maline rougit, flattée.
— Ce n’est pas de moi, continua Decultot. C’est de Victor Hugo.
— Il en a dit, des conneries, Victor.
— Blasphème pas !
Christian Decultot était un inconditionnel du grand romancier républicain ! Un très grand spécialiste à ce qu’il racontait. Maline n’insista pas. Elle prit la carte de visite et se leva.
— Et on le trouve où à Rouen, ton golden boy ?
— C’est le cadeau bonus, Maline. Tu vas adorer. Comme il n’est à Rouen que pour dix jours, il reçoit directement ses rendez-vous dans sa chambre d’hôtel spécialement aménagée. C’est très tendance il paraît…
— Original, s’amusa Maline. J’adore les tendances. Quel hôtel ?
Christian attendit un peu pour faire languir Maline. Il but une dernière gorgée de café et continua.
— Tu ne vas pas me croire ! Il a installé son quartier général dans l’hôtel de Bourgtheroulde !
Maline s’étouffa. L’hôtel de Bourgtheroulde était le plus grand hôtel particulier de Rouen. Longtemps siège d’une importante banque, il était actuellement en travaux pour devenir, dans un an, le plus prestigieux établissement de la ville.
— L’hôtel de Bourgtheroulde ? Rien que ça ? Je le croyais fermé pour encore un an ?
— En partie seulement. Il a obtenu d’ouvrir une chambre, une seule !
9. Cadavre exquis
9 h 03, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville
Sarah Berneval entra dans la « salle grise » du commissariat de Rouen, portant avec précaution sur un plateau quatre tasses de café et quelques croissants. Elle posa le tout sur la grande table ovale.
— Merci, Sarah, fit le commissaire Paturel. Dès que le légiste a fini, vous me l’envoyez. Et vous n’oubliez pas de passer des coups de fil réguliers chez moi, pour prendre des nouvelles de Léa et Hugo. J’ai une confiance limitée dans cette baby-sitter ! Dites-leur que je vais essayer de passer ce matin. Et si vous avez le temps, vous me tapez toutes les notes en vrac que je vous ai laissées ?
Le commissaire avait beaucoup de mal avec tout ce qui touchait à l’informatique. La secrétaire sortit, laissant seuls les enquêteurs. Le commissaire inspecta rapidement des yeux la « salle grise », la plus grande du commissariat. La pièce se trouvait dans un état pitoyable : carreaux sales, papiers peints décollés, murs crasseux… D’où le surnom de la pièce. Peu importe ! Faute de mieux, dans l’urgence, ce serait leur quartier général.
Paturel regarda sa montre.
9 h 04.
— O.K., on y va. Désolé d’être directif, mais on va devoir être efficace.
Trois paires d’yeux se tournèrent vers le commissaire. Les inspecteurs Stepanu et Cadinot, ainsi qu’une troisième personne, un homme d’une trentaine d’années, très brun, qui malgré la chaleur n’avait pas retiré son blouson de cuir. Il mâchonnait un chewing-gum l’air décontracté.
Le commissaire Paturel continua :
— Colette, Ovide. Je vous présente Jérémy Mezenguel. Vous avez dû le croiser dans les couloirs cette semaine. Il est inspecteur stagiaire. Il est là depuis un mois… Comme on a besoin de têtes pensantes et qu’on est au mois de juillet, j’ai pensé l’intégrer à l’enquête. On sera donc une équipe de quatre. O.K. ? Je compte sur vous pour vous serrer les coudes. Parce que…
Ovide Stepanu griffonnait des dessins torturés sur une feuille blanche, Colette Cadinot relisait des notes, Jérémy Mezenguel continuait de mâchonner son chewing-gum au même rythme.
Paturel eut l’impression que personne n’écoutait son baratin.
Il toussa :