Il frottait avec de moins en moins d’énergie le chiffon sur les cuivres. Il repensait aux derniers mois avec Aquilero.
Il avait changé.
Avant, lorsqu’ils étaient cadets, Aquilero était un type insouciant, normal, branché foot et filles. Un petit côté fils à papa, c’est sûr. Ils ne venaient pas du même milieu, Aquilero et lui. La famille nombreuse de Rosario n’habitait pas du même côté de Mexico, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais l’armée rapprochait, elle servait à cela, au moins. Surtout la marine.
Aquilero était un chic type, avant. Avant que toute cette histoire de trésor ne lui monte à la tête. Toutes les nuits, dans la chambre, il lui parlait de l’histoire du Mexique, de la culture aztèque, de l’impérialisme occidental, du trésor de Cuauhtémoc et de tout le reste. Il était devenu bizarre. Toujours parti sur Internet à faire des recherches. Sans parler de son plongeon dans la Seine du haut du mât de misaine, l’autre jour. Personne n’avait compris pourquoi il avait fait ça. Par pure provocation ?
Il regarda les trois aigles en or sur les vitraux du carré. Aquilero avait peut-être fini par se prendre véritablement pour un aigle ? Pour un héros national ? Pour Cuauhtémoc ?
En tous les cas, il avait bien réussi son coup : quatre jours de consigne. Au moins, pendant trois soirs, Aquilero ne leur avait pas fait d’ombre… Rosario repensa à son ami avec nostalgie. La dernière image qu’il conservait de lui était celle de la Cantina, hier soir : il dansait la salsa, entouré de filles. Elles adoraient son côté beau gosse de riches. C’était pareil dans tous les ports du monde. Les autres marins, lui en particulier, n’avaient droit qu’aux miettes.
Il toucha une nouvelle fois le papier au fond de sa poche. Aquilero le lui avait donné hier, avant de sortir en ville. « Au cas où il m’arrive quelque chose » avait-il dit. Rosario n’avait pas compris, sur le moment. Il ne comprenait toujours pas, d’ailleurs. Il était ennuyé.
Que faire avec ce morceau de papier, ce message morbide ? Il n’avait aucune envie de finir poignardé lui aussi. Il n’avait pas le même caractère qu’Aquilero. Aquilero se posait trop de questions sur tout, c’était comme cela, les fils de riches. Rosario, lui, voulait simplement prendre du bon temps. Voyager, voir des filles. Il avait grandi à Nezahualcoyotl, le plus grand bidonville du monde à ce qu’il paraît, au milieu de cinq frères et trois sœurs. Alors sa paye sur le Cuauhtémoc, il ne voulait pas la perdre !
Il frotta avec une énergie décuplée une nouvelle lampe. L’éclat du cuivre lui fit repenser aux reflets orangés de la lumière sur les cuisses de la belle journaliste, tout à l’heure, lorsqu’elle était passée. Le commandant devait être en train de se rincer l’œil.
La solution apparut, évidente.
Après, Rosario pourrait oublier toute cette histoire.
17. Rouge Mare
17 h 43, place du Lieutenant-Aubert
Place du Lieutenant-Aubert, allongé presque au milieu de la rue, le dos appuyé sur le rebord d’une petite fontaine, Daniel Lovichi sentait sur lui le regard méprisant des passants.
Il s’en fichait.
Leur dédain glissait sur lui comme l’eau sur les écailles d’un poisson. Il n’inspirait même plus la pitié, il le savait. Il avait renoncé depuis longtemps à tendre la main, compter les pièces jaunes, dire merci. C’était lui qui avait de la pitié pour eux, pour ces passants, tout ce bétail qui défilait dans les rues piétonnes, des sacs de marque plein les mains.
Il serra encore le poignard dans son sac. Un jour, il foncerait dans le tas, frapperait, au hasard. Un jour… Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, il avait mieux à faire.
Daniel Lovichi se leva et s’avança sans se soucier des passants qui remontaient, pressés, la rue Damiette. Une bourgeoise le frôla et fit un saut de côté. Il prit un malin plaisir à lui souffler son haleine fétide dans la figure. Il adorait ça. Il se calma pourtant. Il ne s’agissait pas non plus de trop attirer l’attention.
Il regardait en face, au bout de la courbe de la rue du Père-Adam.
L’homme sortait du Libertalia. Il passait la majeure partie de sa journée et de ses nuits dans ce bar. Lovichi ne connaissait que son surnom. Ramphastos, ou Rami. On lui avait raconté qu’il était une espèce de pirate. Un pirate ? On le prenait vraiment pour un con ! De toutes les façons, lui, il s’en foutait de ces conneries d’histoires de pirates.
Le type ne marchait déjà pas bien droit. Il était déjà entamé en fin d’après midi, Lovichi le savait. Lovichi serra à nouveau le poignard dans son cabas. Un don du ciel ! Pirate ou pas pirate, ce connard n’était pas prudent. Les yeux de Lovichi brillèrent. Cinq mille euros dans son falzar. Cinq mille euros, dix biftons de 500 euros.
Lovichi avait repéré depuis longtemps son petit trafic.
C’est la jungle, connard. Moi aussi, j’ai mon trafic. Moi, aussi, j’ai besoin de fric. Ton fric !
Il repensa un instant aux paroles du Cubain, la coke mexicaine, chilienne, vénézuélienne. De la pure. Arrivage direct ! Les marins en avaient plein les poches, il lui avait dit. Il n’y avait qu’à demander !
Décidemment, depuis deux jours, la chance tournait. Comme si quelqu’un là-haut s’était enfin décidé à s’occuper un peu de lui. Mais maintenant, c’était à lui d’agir !
Il laissa l’ivrogne prendre un peu d’avance et le suivit discrètement. Le vieux pirate remontait lentement, titubant un peu, la rue du Petit-Porche. Daniel Lovichi serrait encore le poignard dans sa poche. Il y avait du monde un peu partout dans les rues. Agir en plein jour n’allait pas être évident. Néanmoins, avec un peu de chance, ce vieil ivrogne allait rentrer chez lui, dans un quartier désert, mettrait du temps à chercher ses clés dans une cage d’escalier, il pourrait lui tomber dessus par derrière, discrètement.
Le vieil alcoolique traversa lentement la place de la Rougemare et continua de remonter la rue derrière la chapelle Saint-Louis. Lovichi le suivait à bonne distance. Enfin, Ramphastos s’arrêta devant un porche et se pencha : il rentrait chez lui ! Il essayait de composer une série de chiffres sur le digicode situé dans un renfoncement sur sa gauche.
Daniel Lovichi jeta un rapide coup d’œil autour de lui. Les lieux semblaient déserts et le porche dans lequel cherchait à entrer Ramphastos se situait dans une sorte d’angle mort.
C’était le moment idéal !
Daniel Lovichi sortit le poignard de sa poche. Son poignet trembla un peu, il se força à serrer le manche fort, très fort. Il s’avança. Son plan était simple : aussitôt que l’ivrogne ouvrirait la porte d’entrée, il le pousserait à l’intérieur. Ensuite, ce serait un jeu d’enfant de récupérer le fric.
Il s’avança de quelques mètres, mais ce connard de pirate semblait incapable de se souvenir de son code ou d’appuyer sur les bons chiffres, de pousser cette putain de porte. Quelqu’un allait finir par arriver…
De longues secondes s’écoulèrent. La main de Lovichi recommençait à trembler, de plus en plus nettement. Enfin, Daniel Lovichi vit la porte cochère s’ouvrir. Il s’avança en silence, anticipant comment il allait pousser violemment l’ivrogne à l’intérieur, rafler les cinq mille euros, lorsqu’une voix perça le silence dans son dos :
— C’est un vrai ?
Daniel Lovichi se retourna, stupéfait.