Un gamin de moins de huit ans, au regard effronté, du genre à traîner dans la rue toute la journée, le regardait fixement.
— C’est un vrai, ton cran d’arrêt ? répéta le gamin sans aucune frousse ni timidité.
Daniel Lovichi n’aimait pas les enfants !
Mais était-ce une raison suffisante pour lui planter son couteau en travers de la gorge ?
18. Que l’herbe pousse et que les enfants meurent
17 h 44, bureau du commandant du Cuauhtémoc
Quand Olivier Levasseur se leva pour serrer la main du commandant et prendre congé, Maline respira. Elle avait des fourmis dans les jambes. Elle n’avait pas compris la moitié de la conversation, même si Olivier lui avait traduit l’essentiel. Cela l’avait énervée. En une heure, elle n’avait appris qu’une somme considérable de détails qu’elle avait notés consciencieusement et qui n’allaient lui servir à rien : date de naissance, prénom des frères et sœurs d’Aquilero, profession des parents, adresse… Elle percevait à peine mieux la personnalité du jeune Mexicain qu’il y a une heure : un fils de bonne famille qui s’était encanaillé à l’occasion de son séjour dans la marine. Un ego assez démesuré, en prime. Elle en savait juste assez pour rédiger un article sur la courte vie de ce jeune Mexicain, un article redondant et sans aspérités.
Maline avait demandé à visiter la chambre d’Aquilero pour avoir une idée de son intimité, pour prendre des photos plus personnelles, mais le commandant avait refusé. Apparemment, la police était déjà passée et avait tout épluché de fond en comble. Le commandant ne semblait d’ailleurs pas avoir apprécié la méthode.
En remontant vers le pont, Maline sortit son minuscule appareil photo numérique et en profita pour faire quelques clichés. Elle allait remonter les premières marches de l’escalier d’acajou lorsqu’elle sentit une main moite se poser sur son épaule. Elle se retourna vivement. Un jeune matelot mexicain, évitant soigneusement de la regarder en baissant les yeux sous sa casquette, lui tendit la main et lui glissa un morceau de papier dans la paume : une petite feuille d’agenda déchirée.
— De la part d’Aquilero, ânonna-t-il dans un français maladroit.
Avant que Maline ait pu réagir, le matelot avait disparu dans le dédale des couloirs lambrissés du Cuauhtémoc.
Personne n’avait rien vu, pas même Olivier Levasseur, déjà remonté sur le pont. Maline ouvrit sa main, déplia la feuille et lut. Le texte était écrit en français :
« Il faut bien que l’herbe pousse et que les enfants meurent. »
Un frisson parcourut le dos de Maline.
Elle froissa le papier et le glissa dans sa poche. Que pouvait bien signifier cette nouvelle allusion morbide ?
« Il faut bien que les enfants meurent… »
Ce nouveau message lui fichait la frousse.
A quelle pratique mortifère cette phrase faisait-elle allusion ?
Tout ceci la dépassait. Elle se promit de faire le point, de tout poser sur un papier, de réfléchir, aussitôt qu’elle aurait une minute.
Elle monta l’escalier et une fois sur le pont, respira avec soulagement l’air frais du fleuve. Olivier Levasseur prit galamment sa main pour la faire descendre du voilier, puis, une fois sur les quais, l’aida à fendre perpendiculairement la foule. Ils se glissèrent entre un magasin de vêtements marins et un vendeur de kebab, et soufflèrent, un peu à l’abri de la cohue.
Olivier Levasseur regarda sa montre :
— Je suis désolé mais il va falloir que je vous quitte bientôt, mademoiselle Abruzze. J’ai un cocktail officiel dans quelques minutes. Toutes les huiles du grand Rouen seront là… Vous avez tous les renseignements que vous souhaitiez ?
Maline se demanda quel était la véritable personnalité de cet Olivier Levasseur. Dandy profitant de la mondialisation pour garnir son compte en banque ou aventurier cynique ?
— Si on veut…
Elle marqua un silence et demanda :
— Sincèrement, Olivier, qu’est-ce que vous en pensez de cette histoire de meurtre ? Vous avez bien une version ? C’est vous qui êtes en première ligne devant les médias… Comment allez-vous faire pour expliquer tout cela aux chaînes de télé ? L’assassinat d’un jeune Mexicain qui plonge du haut du mât et fait de l’apnée en Seine ; qui a le dos couvert de tatouages, que son assassin marque au fer rouge ; à qui une fille continue de téléphoner en espagnol alors qu’il est mort ; qui aime les citations morbides en français…
Levasseur encaissa la question sans sourciller :
— C’est assez simple, mademoiselle Abruzze. Il n’y a rien de bien mystérieux dans tout ça. Le jeune Aquilero aimait plaire. Tout le prouve. Il frime devant la foule en plongeant dans la Seine. Il séduit à la Cantina une fille qu’il abandonne ensuite et qui logiquement continue de le harceler au téléphone sans savoir qu’il est mort. Banal, non ? Il a tatouées sur son dos les figures d’un symbole quelconque, peut-être les surnoms des joueurs de son équipe de foot locale. C’est un casse-cou. Il aime plaisanter avec la mort…
— Au point de se brûler vif ?
Olivier Levasseur continua sans relever :
— Il est tué dans une bagarre par un rôdeur qui prend la fuite. Aucun mystère dans tout ceci, mademoiselle Abruzze, n’allez pas semer une panique inutile pour vendre vos journaux !
La réflexion énerva Maline. Levasseur n’avait décidément rien d’un type original. Il n’était qu’un pion au service de l’administration. Ce surfeur des mers du Sud se gardait bien de faire la moindre vague, ici ! Si ça se trouve, dans le bureau du commandant du Cuauhtémoc, il lui avait simplement traduit ce qui l’arrangeait. Il n’était qu’un fusible, un joli petit fusible à la peau cuivrée, payé grassement pour éviter que tout ne saute…
Maline savoura d’autant plus le nouveau tour qu’elle allait sortir de son sac.
— Où se déroule-t-il, votre cocktail ?
Levasseur pencha la tête et prit un air désolé, posant son regard d’émeraude sur la journaliste
— Sur la Bodega en Seine… Rive gauche. La fameuse péniche transformée en salle de réception. Désolé de vous décevoir, mademoiselle Abruzze, j’aurais adoré que vous puissiez être ma cavalière pour ce cocktail. Y entrer à votre bras aurait été très flatteur pour moi, mais cette fois-ci, une tenue de soirée est impérative… On ne vous laissera jamais entrer ainsi…
Maline adopta une mimique de femme-enfant qu’elle maîtrisait parfaitement :
— Il y aura du champagne ?
Levasseur confirma, adoptant une attitude faussement navrée :
— Des petits fours aussi ? continua Maline. Et tous les hommes et femmes qui comptent pour l’Armada ?
— Oui… Tous en costume-cravate et robe de soirée… Hélas !
— Vous n’avez pas de cravate !
— Je l’ai dans ma poche…
— Ah bon ? On a le droit d’utiliser des armes secrètes ?
Maline prit une inspiration et continua :
— Sérieusement, Olivier, est-ce que je peux vous demander un service ?
Il regarda sa montre.
— Si ce n’est pas trop long.
Maline désigna la rangée de toilettes publiques posées pendant l’Armada, un peu en retrait des quais :
— Vous pouvez m’accompagner pour me tenir mon sac ?
Olivier Levasseur suivit la journaliste sans méfiance. Il y avait une forte affluence autour des sanitaires, mais Maline parvint à en trouver un libre, au bout de la rangée. Elle confia son sac au chargé de communication, entra et s’enferma. Il y avait un espace de dix centimètres au dessus de la porte, Maline passa un bras et demanda d’une voix candide :