Moins d’une minute plus tard, la Subaru Impreza WRX hurlait sur le quai Jean-Moulin à plus de cent kilomètres heure, toutes sirènes déployées. La foule massée sur les quais hauts regarda avec étonnement le véhicule de police accélérer puissamment le long de la Seine. Le commissaire, assis aux côtés de Franck Scotto, voyait défiler les drapeaux et fanions des mâts des voiliers, comme les banderoles le long de la plus grande ligne droite d’un circuit de formule 1.
Franck Scotto tourna d’un coup de volant magistral sur le pont Corneille. L’Ile Lacroix leur fit face soudainement. Le téléphone portable du commissaire Paturel sonna à nouveau.
— Commissaire ? C’est Mezenguel.
Paturel soupira :
— Magne-toi Jérémy, je suis à fond, là. Il y a urgence !
— O.K., je fais bref. J’ai fini le rapport sur le Cuauhtémoc et Mungaray, je le laisse sur votre bureau, patron. Mais il n’y a rien de concret. Aucune trace de drogue. D’ailleurs, j’ai l’impression que l’armée mexicaine n’a pas trop apprécié d’être soupçonnée.
La Subaru remontait plein gaz la rue de la République. Gustave Paturel espéra que son inspecteur stagiaire n’ait pas trop joué les cow-boys sur le Cuauhtémoc. Il ne manquerait plus qu’il se retrouve avec une plainte sur le dos !
— Et la personnalité du jeune Mungaray, Jérémy, tu as avancé ?
— C’est aussi dans le rapport, patron. Rien de neuf. J’ai juste eu la confirmation qu’il avait tendance à s’intéresser à des histoires un peu tordues, genre contes et légendes, mythologies aztèques, pirates et chasses au trésor…
Gustave Paturel ferma les yeux quelques instants :
— Chasses au trésor ? On ne l’avait pas encore eu, ça… Cela manquait au tableau…
La Subaru dépassa l’hôtel de ville et quelques instants après, pila place de la Rougemare.
— A plus tard Jérémy, faut que je raccroche…
Une dizaine de policiers quadrillait déjà la petite place. Avant que le commissaire n’ait le temps de descendre, un agent se précipita vers lui :
— Agent Marcellin, commissaire, fit-il d’une voix essoufflée. Il n’y avait plus personne lorsqu’on est arrivé. Le type au poignard avait fichu le camp ! On a juste le témoignage d’une voisine, Marguerite Duclos, et d’un gamin de sept ans, Gregory Viviani. Une vague description, rien de précis. Ce n’est peut-être qu’une fausse piste. La vieille n’a pratiquement rien vu, elle guettait du haut de son appartement, derrière son rideau, et le gosse n’avait pas l’air franchement traumatisé.
Le commissaire sortit de la Subaru. Il essayait de penser calmement. Le seul élément qui pouvait éventuellement lier ce fait divers au meurtre de Mungaray était le poignard. C’était maigre… Mais aucune piste n’était à négliger. Il fallait interroger plus en détail les témoins, chercher à en savoir plus. On ne savait jamais. Il regarda sa montre, résigné. 18 h 17. Il ne pouvait pas abandonner une telle piste à ce moment-là de l’enquête. Il se tourna vers Franck Scotto.
— Franck, tu penses que tu peux être au 17, de l’avenue Jean-Jaurès, à Sotteville, avant 18 h 30 ?
Le pilote-policier afficha un sourire béat, il adorait visiblement jouer les « Taxi 5 » dans les rues de Rouen. Il ne savait pas encore que sa mission consistait à aller chercher deux gosses au centre de loisirs avant la fin de « l’heure des mamans ».
La Subaru repartit en trombe, dans un nuage de fumée. Le commissaire Paturel en général détestait mélanger vie professionnelle et vie privée, recourir aux passe-droits, aux privilèges… Mais c’était un cas de force majeure ! Il leva les yeux vers la place de la Rougemare : il lui restait à interroger les témoins, rechercher d’éventuels indices sur ce type au poignard, accompagner la police scientifique, pour le principe.
Quinze minutes plus tard, il n’avait guère avancé dans son enquête lorsque son téléphone sonna à nouveau. Cette fois-ci, c’était l’inspectrice Colette Cadinot qui cherchait à le contacter :
— Oui. Colette ?
— Gustave ? J’ai encore une info. Il y a eu un nouveau message sur le téléphone portable de Mungaray. Il y a un quart d’heure, provenant toujours du même numéro, toujours en espagnol. Je te le lis ? O.K., j’y vais. « Es el oro de la noche ». Cela signifie très exactement, « Tu es l’or du soir ».
Une lassitude gagna le commissaire :
— Tu en penses quoi, Colette ?
— Ça me semble clair. Son amoureuse lui souhaite une bonne nuit…
Le commissaire se laissa tomber sur le banc le plus proche :
— Ils commencent à me taper sur le système, ces messages d’amour ! Colette, explique-moi pourquoi on n’a toujours pas pu trouver à qui appartenait ce numéro.
— On a trouvé Gustave ! On a eu la réponse de l’opérateur cet après-midi. Le numéro appartient à une certaine Laurine Rougier.
Paturel se redressa soudain.
— Enfin ! On avance. Colette, elle est blonde, cette Laurine Rougier ?
Colette Cadinot confirma :
— Oui, elle est blonde… Mais il y a juste un petit problème.
L’inspectrice marqua un temps d’arrêt, semblant craindre la réaction du commissaire :
— Elle a 13 ans ! D’après ce qu’elle raconte, elle a perdu son portable dans les rues de Rouen hier, pendant qu’elle se promenait avec ses parents… On a vérifié. Ça a l’air vrai… On peut creuser du côté de la famille mais j’ai l’impression que c’est une impasse.
— Bordel ! hurla le commissaire. Encore une impasse ! Notre seule piste concrète ! Colette, tu évites que la gamine fasse opposition pour son portable, hein… Qu’on garde la ligne.
Colette émit un grognement agacé signifiant qu’elle y avait pensé.
— O.K… Colette, sinon, tu as des nouvelles de la gendarmerie de Pont-Audemer ?
— Ils nous ont faxé des dizaines de pages de faits divers. Depuis dix ans… J’ai survolé. J’ai rien vu de particulier…
Paturel posa quelques dernières questions puis raccrocha. Il se sentait soudain très fatigué, seul, sur ce banc. Cette enquête lui échappait. Aucune piste n’apparaissait vraiment solide. Toutes lui filaient entre les doigts, il ne comprenait rien. Il lui fallait pourtant faire vite. Il ferma à nouveau les yeux, quelques instants. Ses pensées s’envolèrent.
Un petit sourire se forma au coin de ses lèvres. Il était en train de penser qu’à cet instant, Léa et Hugo étaient assis à l’arrière d’une Subaru Impreza WRX pilotée par un professionnel… Et qu’ils devaient adorer cela.
Daniel Lovichi s’éloignait du centre-ville, remontant vers les boulevards à travers des rues désertes, le poignard soigneusement dissimulé dans son sac. Il n’allait tout de même pas trucider ce môme, en plein jour en plus ! Il avait bien fait de se tirer, la police était arrivée juste après. Quelqu’un avait dû le voir, le dénoncer. Les bourgeois passent leur temps à guetter la rue par leur fenêtre ! Comme s’ils n’avaient que ça à foutre. Il n’avait pas été assez prudent, il avait été trop pressé.
Tant pis, ce n’était que partie remise !
Ce soir, ce Ramphastos allait revenir au Libertalia, il y rappliquait tous les soirs. Ce Ramphastos serait encore bien plus bourré ce soir, encore plus bourré que lui serait défoncé. Ce soir, ce serait un jeu d’enfant. Daniel Lovichi connaissait ses habitudes. Il le croisait souvent, la nuit. La nuit, Rouen est une ville morte, les habitués se repèrent.