Maline ne sut pas quoi répondre. Le général Sudoku continua :
— Vous croyez que j’ai l’air malin, sur ce pont, avec mon verre d’eau minérale. Je suis aussi à ma place qu’un pingouin dans le Sahara. Tous ces cocktails, ces séminaires pour patrons sur les bateaux, c’est du folklore. On s’en fiche… Je suis certain que vous pouvez comprendre, madame Abruzze. J’ai bien lu tous vos articles. Vous êtes sensible. C’est un article sur l’âme de l’Armada qu’il faut nous faire. Sur ce qu’il y a dans le cœur des gens, au plus profond. Sur ce qui pousse des milliers de gens à aller dans le même sens. On n’a jamais vu ça dans la région ! C’est un article sur une petite fierté toute simple, sans paillettes ni dentelles. Penser toute cette organisation de dingues simplement pour voir s’allumer l’œil d’un gamin qui voit passer un voilier du bout du monde sur le morceau de Seine où il est né. Je suis certain que vous pouvez comprendre ça, madame Abruzze… C’est cet article-là qu’il faut écrire !
Jacqueline Malochet buvait les paroles de son fils. Peut-être aussi parce que son verre était vide…
— Je m’en ressers une, fit-elle. Une pour vous aussi, madame Abruzze ?
Maline ne refusa pas. Le général Sudoku l’avait secouée. Elle pensa qu’elle pouvait faire d’une pierre deux coups.
— J’y penserai, monsieur Malochet. Je vous le promets ! J’y penserai. Mais pour l’instant, je suis plutôt sur une autre affaire. Vous savez bien. Cette histoire de meurtre…
Le visage du général Sudoku se transforma soudainement. Une force inattendue se dégagea de toute son attitude. Elle commençait à comprendre comment il avait gagné ses galons de général :
— Ah non, madame Abruzze ! Vous n’allez pas tout gâcher ! Des gens vivent depuis cinq ans pour ces dix jours, donnent tout. C’est leur vie. Alors vous n’allez pas gâcher la fête avec cette histoire sordide. Attendez quelques jours, qu’est-ce que cela vous coûte ? Attendez après lundi, après le départ des bateaux. Après, vous pourrez écrire ce que vous voulez.
Elle l’avait fâché. Elle chercha une diversion. Tous les mystères de son enquête lui traversèrent l’esprit. Elle saisit la nouvelle coupe de champagne que lui tendait madame Malochet mère, but une gorgée et se lança :
— Vous connaissez tout le monde ici, monsieur Malochet. Je cherche quelqu’un qui pourrait me parler des traditions des marins. Vous voyez, les légendes autour de la marine, les trésors, les tatouages des matelots, les… les mystères…
Sudoku la regarda l’air méfiant et finit par répondre :
— Vous trouverez celui que vous cherchez au Libertalia. Rue du Père Adam. Demandez Ramphastos. Vous ne pouvez pas le rater. Je crois même qu’il y dort !
Maline avait fini par réussir à échapper aux Malochet mère et fils. La tête lui tournait après les trois coupes de champagne qu’elle avait bues. Elle s’approcha du bord du ponton et regarda l’eau sombre de la Seine. Elle avait l’esprit embrumé et n’arrivait pas à savoir par quel bout prendre cette affaire. Tout lui semblait aussi opaque que le fleuve.
Qu’est-ce qui se cachait, en profondeur, sous la surface des choses ? Quel terrible secret ?
Elle tituba un peu.
Où était passé son beau cavalier ?
Elle s’était à peine posé la question qu’Olivier Levasseur apparut comme par magie devant elle !
Hélas, il était accompagné.
— Mademoiselle Abruzze ? fit-il d’un ton professionnel neutre. Il y a là quelqu’un qui souhaite vous parler.
Le regard vert du beau chargé de communication prit à peine le temps de se poser sur la robe moulante de Maline. Il avait déjà tourné les talons.
Il n’était pas resté cinq secondes ! Le moral de Maline en prit un coup. Lorsqu’elle découvrit qui souhaitait lui parler, cela ne le regonfla pas.
Nicolas Neufville !
L’homme d’affaires affichait une cinquantaine entretenue avec aisance. Maline soupçonnait même l’aide de quelques coups de bistouri dans une clinique de la Côte d’Azur.
— Maline Abruzze ? Depuis le temps que je souhaitais vous rencontrer. Vous êtes un oiseau rare…
Méfiance. Le laisser venir.
— Je vois que votre verre est vide. Une nouvelle coupe de champagne ?
Rester lucide.
— Non merci…
L’homme d’affaires regarda quelques instants le fabuleux spectacle des voiliers sur la Seine, dont les lumières commençaient doucement à scintiller.
— Merveilleux panorama, non ? Beau succès, cette Armada, vous ne trouvez pas ? Tout est réuni. La météo, les bateaux, les touristes…
Maline lança sa première pique :
— Maintenant qu’il s’agit d’une valeur sûre, je suppose que vous avez dû investir... Officieusement au moins. Cela m’étonnerait que vous n’ayez pas trouvé un moyen de faire quelques bénéfices sur le dos de cette belle manifestation populaire et gratuite...
— Tss… Tss... Mademoiselle Abruzze, on ne va pas commencer sur ces bases-là tous les deux… Ne jouez pas les méchantes. Vous êtes belle à croquer ! Vous n’êtes pas responsable de ce qu’écrit votre rédacteur en chef. D’ailleurs, ce qu’il écrit, je m’en fiche. J’ai de l’ambition. Je rachète des petits concessionnaires, des petits restaurateurs indépendants… Et alors ? Peut-être bien qu’un jour, un plus gros que moi me rachètera. C’est le jeu… On est tous dans le même bateau. J’achète, je vends. Votre patron aussi, il se sert de moi pour faire vendre. C’est le jeu…
Maline était peut-être « belle à croquer », mais elle avait surtout envie de mordre. Elle connaissait la liste de ses concurrents qui avaient dû fermer. Les conditions de travail calamiteuses dans ses établissements. Sa pression permanente sur les médias…
— Pour vos investissements, ça ne fait pas un peu désordre, un meurtre sur l’Armada ?
Nicolas Neufville ne se départit pas de son sourire :
— Laissons faire la police… Chacun son métier.
— Ça tombe bien, lâcha Maline. Le mien est de chercher à découvrir la vérité, et d’en informer le public…
— Allons allons... Le SeinoMarin triple ses ventes pendant l’Armada. Vous n’avez pas besoin de faire de sensationnalisme, d’en rajouter avec ce regrettable fait divers. On ne va tout de même pas tuer la poule aux œufs d’or… Vous n’êtes pas d’accord ?
Neufville regarda à nouveau les lumières du fleuve, jusqu’à l’Ile Lacroix et continua :
— Mademoiselle Abruzze, savez-vous pourquoi l’Armada est l’une des rares choses qui fonctionne dans cette agglomération ?
— Vous allez me l’apprendre !
— J’en serais flatté. Avez-vous déjà remarqué, mademoiselle Abruzze, tous les succès de Rouen ne se situent ni sur la rive gauche, ni sur la rive droite. Ils se situent tous au beau milieu, sur la Seine ! Quelles sont les manifestations populaires qui rassemblent tous les Rouennais ? Les 24 heures motonautiques, l’Armada, la foire Saint-Romain… Vous remarquerez qu’elles ont toutes pour décor la Seine. Quels équipements ne sèment pas la discorde, les seuls : le sixième pont, le port de plaisance… Toujours la Seine ! Citez-moi le sport, le seul, dans lequel l’agglomération de Rouen triomphe ?
— Le hockey sur glace ?
— Gagné ! Le plus grand club de France, la patinoire de l’Ile Lacroix, ni rive gauche ni rive droite, au beau milieu de la Seine ! Vous voulez que Rouen soit un jour champion de France de football ? C’est simple ! Construisez un stade au milieu de la Seine !
L’homme d’affaires était visiblement fier de son bon mot. Il avait dû le tester de multiples fois dans des salons mondains… Maline se demandait où Neufville voulait en venir.