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— D’accord, répondit la journaliste. On fera des concerts flottants aussi, et des logements sociaux sous l’eau, on sera très novateur… Mais elle nous mène où, votre théorie ?

— Vous le savez aussi bien que moi, mademoiselle Abruzze. Ce qui congèle le développement de notre agglomération depuis toujours, c’est la guerre froide entre les deux rives. La Seine, c’est notre mur de Berlin. Faites tomber le mur et vous libérerez un nouvel ordre… Tant que nous aurons une agglomération coupée en deux, rive droite contre rive gauche, maires de droite contre maires de gauche, rien ne changera. Les gens en ont assez, mademoiselle Abruzze. Les gens ne veulent plus de ce modèle. Pour Rouen, il faut quelqu’un qui soit au-dessus de la mêlée, ni sur la rive de gauche, ni sur la rive de droite.

— Au centre ?

— Non pas au centre, Mademoiselle Abruzze. Je vous l’ai dit. Au-dessus. Ailleurs…

Maline afficha une moue peu convaincue :

— C’est un peu évasif, non ? Vous comptez vraiment prendre la mairie de Rouen en vous situant simplement « ailleurs » ?

— La Seine, mademoiselle Abruzze ! La Seine sera un symbole concret que les électeurs comprendront. Je ne suis pas le seul à le penser. Loin de là ! J’ai de plus en plus d’amis qui me rejoignent, qui comme moi pensent qu’il faut que cela change, qui me font confiance. Je suis certain que nous faisons le même constat, vous et moi, mademoiselle Abruzze. Vous savez, malgré tout, j’aime l’impertinence de votre journal, vous avez des diagnostics lucides. Il y a aussi de la place pour vous, dans notre cercle, il y a de la place pour tous ceux qui veulent faire changer les choses. Regardez, l’Armada, c’est le début du grand changement pour Rouen !

Maline faillit lui dire qu’il n’était pour rien dans le succès de l’Armada, que des hommes politiques de droite, de gauche et du centre, avec des milliers de bénévoles, avaient construit son succès ; qu’il n’était qu’un arriviste mégalo ; que son étoile allait exploser en plein vol, un beau jour, et que ce jour-là, elle se ferait un plaisir d’en rédiger une pleine page dans Le SeinoMarin.

Nicolas Neufville prenait toujours la pose au bord du fleuve, embrassant l’horizon, rêvant à son destin. Il se retourna vers Maline.

— Alors qu’en pensez-vous, mademoiselle Abruzze. Vous n’êtes pas d’accord ? L’Armada, c’est Rouen qui revit !

— Et un marin qui meurt…

21. Chasse-partie

21 h 53, 15, rue Armand-Carrel, Sotteville-lès-Rouen

Le commissaire Gustave Paturel s’écroula dans son canapé. Il fit tinter deux ou trois fois le glaçon de son verre de whisky et but une gorgée.

Dieu que c’était bon.

Il avait une envie folle de couper son téléphone, mais il savait qu’il ne pouvait pas se le permettre. Il y avait plus de cinq cents flics dehors cette nuit, et si l’un d’eux voyait quelque chose de suspect, il devait être le premier informé.

Au moins, pour l’instant, il appréciait le silence. Léa et Hugo étaient couchés. Ils avaient insisté pour regarder Intervilles, ou une autre bêtise du même genre, mais Gustave n’avait pas cédé. En prime, il allait encore être obligé de les lever tôt le lendemain matin. Il avait affiché sur le téléphone le numéro de ce service de baby-sitters express. Ils livraient des nounous en cinq minutes ! Comme on livre des pizzas.

On vivait vraiment dans un monde de dingues. Il vivait vraiment une vie de dingue.

Pourtant, il avait voulu tout faire comme il faut, comme un bon père. Il s’était mitonné pour le mois de juillet un emploi du temps de fonctionnaire. Il s’était imaginé, Léa dans une main, Hugo dans l’autre, marchant dans les rues de Rouen, sur les quais de la Seine, les McDo, la virée jusqu’à Dieppe… Dans l’année, avec ses horaires à la con, il voyait à peine une fois par mois Léa et Hugo. Quelle idée aussi d’avoir fait des gosses à son âge !

Il reprit une rasade de whisky. Il regarda avec nostalgie une photo au-dessus de la télévision, une photo du temps d’avant, où ils étaient tous les quatre. Il n’avait jamais eu le courage de la décrocher. La télévision éteinte lui renvoya son reflet pitoyable. Un stéréotype à lui tout seul. Un flic débordé qui n’était pas souvent là, sa femme qui s’était tirée avec ses gosses. Normalement, dans les films, un jour ou l’autre, les enfants s’aperçoivent que leur père, cet inconnu qu’ils connaissent si peu, est en réalité un héros occupé à combattre les forces du mal !

Un héros !

Un héros qui commande des nounous par téléphone ! Vous voulez quoi pour la prochaine, les enfants, Nounou royale ou Nounou margarita ?

Il vida son whisky et se disciplina pour ne pas s’en servir un autre. Il savait qu’il pouvait être appelé à n’importe quel moment. C’était dingue, en à peine une journée, cette affaire sentait déjà mauvais, très mauvais. Il regarda la minuterie fluorescente du lecteur de DVD.

21 h 59.

Le commissaire avait dit à ses inspecteurs de ne pas le déranger, si possible, avant 22 heures, à cause des gosses… Il n’était pas rentré chez lui avant 20 heures. La piste de ce type au poignard, place de la Rougemare, était une nouvelle impasse : ni le gosse ni la vieille n’avaient pu décrire l’homme avec précision : mal lavé, mal rasé, mal habillé, c’était à peu près tout ce qu’ils savaient… Ils n’avaient plus qu’à attendre… Rester vigilants. Croiser les doigts. Peut-être, après tout, que ce type qui se baladait avec un poignard n’avait aucun lien avec le meurtrier de Mungaray.

22 heures.

A tous les coups, un des ces connards d’inspecteurs allait venir le faire chier chez lui.

Le téléphone sonna avant même que la minuterie ne passe à 22 h 01.

Gagné !

Le commissaire attrapa le téléphone sans fil qu’il avait posé à côté de lui, pour ne pas que les enfants soient réveillés.

— Allo ?

— Allo, Gustave, c’est Ovide !

L’inspecteur Stepanu : il l’aurait parié ! Le connaissant, il ne téléphonait sans doute pas pour lui souhaiter de beaux rêves.

— Ovide ! J’espère que c’est important… Je te préviens, si jamais tu commences par un truc du genre « sans vouloir jouer les trouble-fêtes », je te raccroche au nez !

L’inspecteur ricana dans le combiné.

— T’inquiète pas Gustave. J’ai juste eu une idée. Une idée qui m’est venue en consultant la documentation.

Le commissaire décida de laisser parler l’inspecteur Stepanu tout seul et juste de glisser des « hein » « hein » pour lui montrer qu’il n’était pas endormi.

— C’est la question des tatouages, Gustave. Pourquoi se tatouer cinq animaux différents ? Cinq animaux qui semblent représenter cinq individus différents. C’est en lisant que j’ai échafaudé ma théorie. Ces cinq animaux, cela pourrait bien être une « chasse-partie ».

— Hein ?

— Je savais que ça allait te surprendre ! Tu vas me demander ce qu’est une chasse-partie, je suppose ? La chasse-partie, c’est un contrat, une convention, une charte, comme tu veux. Le principe, c’est que tous ceux qui signent une chasse-partie sont traités à égalité. Ils prennent les mêmes risques, ils obtiennent les mêmes récompenses, la même solidarité en cas de blessure, une part égale de butin… Il y a différentes façons de marquer son engagement dans une chasse-partie : signer sur la bible, échanger son sang… Ou porter le même tatouage !

Le commissaire se redressa sur son canapé et sortit de sa réserve :

— Mais tu me parles de quoi, là, Ovide ? Ce sont qui ces types qui signent ton truc, ta chasse-partie ?

— Bah… Des pirates !

— HEIN ?

— Des pirates je te dis ! La chasse-partie, c’est le contrat social des pirates. Ce sont les règles auxquelles les pirates acceptent de se soumettre ensemble...

Gustave Paturel se leva et alla se servir un autre whisky. Sans glace.

Tant pis.

— Tu me fais quoi, là, Ovide, avec ton histoire de pirates ? Je sais que tu as souvent des idées tordues. Mais là… C’est le Capitaine Crochet qui a poignardé le jeune Mungaray ?

— Ecoute-moi, Gustave. Je suis sérieux. Je ne te parle pas de la légende. Le drapeau à tête de mort, le bandeau, la jambe de bois… Je te parle de la véritable histoire. Tu es au courant tout de même que les pirates ont vraiment existé ?

— Mouais…

— Je te parle d’un fait historique, Gustave. Un fait historique qui s’est développé à partir du XVIIe siècle. Tu sais qui étaient les pirates, Gustave ?

— Vas-y…

— Il ne faut pas les confondre avec les corsaires, Gustave. Les corsaires étaient aux services des monarques, des fonctionnaires, des militaires, ils recevaient la lettre de marque du roi. Les pirates n’avaient rien à voir ! Ils étaient des types qui avaient fui toutes les hiérarchies, militaires, religieuses, sociales, et qui ont essayé pendant plus d’un siècle de construire une autre forme d’organisation basée sur l’égalité des membres. Les premières démocraties ! Même le capitaine était élu. S’il trahissait la chasse-partie, il était renversé… Les pirates ont inventé une nouvelle utopie ! Une utopie égalitaire. Ce ne sont pas leurs sabres qui ont fait trembler les royaumes, ce sont leurs valeurs. C’est pour cela que les monarchies, les empires, les républiques se sont unis pour les détruire. C’est pour cela qu’on a appris aux enfants les jambes de bois, les têtes balafrées et les tonneaux de rhum. Pour ridiculiser l’utopie. Pour tourner en dérision la subversion ! Le problème, Gustave, c’est que ce genre d’utopie ne meurt jamais complètement. Jette un coup d’œil sur le net, Gustave. Tu verras le nombre de sites consacrés aux pirates… Les vrais. Les anarchistes. Ceux qui veulent faire sauter le système !

Le commissaire Paturel trempa simplement ses lèvres dans le whisky. Ce connard d’inspecteur « Cassandre » était en train de lui foutre la frousse avec ses théories à la noix.

— O.K., Ovide. Revenons à notre affaire. Qu’est-ce qui te fait penser à une chasse-partie entre pirates modernes ?

— Gustave, ouvre les yeux ! On a près de dix mille marins du monde entier dans les rues de Rouen. Tous nourris aux histoires de pirates. Tous se racontant toute la nuit ces utopies égalitaires…

— Je ne te suis pas, là, Ovide. Ce ne sont pas des pirates, nos dix mille marins dans Rouen… J’ai compris la nuance. Ce sont surtout des militaires, encadrés par une solide hiérarchie.

— Je suis d’accord avec toi. Mettons que ce soit vrai pour 90% des matelots…. Même 99%. Même 99,9% si tu veux. Sur dix mille, ça nous laisse encore une dizaine de jeunes marins qui peuvent avoir derrière la tête l’idée de faire revivre l’utopie pirate. Les dix ou les cinq qui ont le dos tatoué… Mungaray avait trahi la chasse-partie. Il a été puni. La marque au fer rouge est une torture classique chez les pirates ! C’est une explication logique !

— Bon Dieu, qu’est-ce que Mungaray a bien pu faire pour trahir ton putain de contrat ? Il était consigné toute la semaine…

— Contrairement à ce qu’on pense souvent des pirates, la plupart des chasse-parties interdisaient le viol. Imagine que Mungaray ait voulu abuser de la fille blonde, dans un coin sombre, rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons. Un autre membre de la chasse-partie le surveille. Mungaray a enfreint la règle. Il est marqué et exécuté !

Le commissaire reposa sur la table basse son verre de whisky. Cet abruti de Stepanu lui avait même coupé la soif ! Il n’allait tout de même pas se mettre à croire à ses élucubrations.

Il voulait en avoir le cœur net :

— Mettons que tu aies raison. A ton avis, ce serait quoi, au juste, le but de leur chasse-partie ?

— Tu vois que tu commences à me suivre ! Le grand principe de la piraterie a toujours été de bloquer les routes commerciales internationales. Aujourd’hui on pourrait facilement traduire cela par « foutre la merde dans la mondialisation ». Tu as dû entendre parler des pirates informatiques. Je ne te fais pas un dessin…

— O.K. Je te suis. Concrètement, Ovide, tu imagines quoi ?

— J’en sais rien… On peut tout imaginer. Ça va de marins qui profitent de l’Armada pour organiser une réunion clandestine de piraterie internationale.

— Une sorte de festival off qui aurait mal tourné…

— On peut dire ça comme ça… Difficile aussi de ne pas penser à une menace terroriste… Un coup d’éclat anarchiste contre la mondialisation… Au risque de paraître rabat-joie…

— Stop ! coupa le commissaire. N’en dis pas plus ! T’emballe pas Ovide. On n’en est pas là. C’est juste des suppositions. On est tous fatigués. Demain, tu m’envoies des clichés des tatouages à la DST. On ne sait jamais… Je te laisse maintenant, Ovide. Faut libérer la ligne…

— O.K. Bye.

Le commissaire alla lentement jeter son whisky dans l’évier de la cuisine. Ce putain d’inspecteur roumain n’avait pas son pareil pour vous mettre des idées à la con dans le crâne.

Un complot de pirates ? Comment annoncer ça au préfet !

Paturel rinça le verre puis but un peu d’eau. Le liquide avait un mauvais arrière-goût de whisky.

Il cracha dans l’évier.

Finalement, qu’est-ce qu’il préférait au juste ? Une secte de pirates terroristes ou un scandale financier dans lequel serait impliqué l’homme d’affaires Nicolas Neufville ? La peste ou le choléra ? Bon Dieu, pourvu qu’une troisième piste s’ouvre, rapidement. Un meurtre simple, pourquoi pas cette folle Espagnole maniaque des SMS ? Trouvez-moi un coupable, vite !

Un bruit de chasse d’eau à l’étage, suivi de pas rapides, le fit sursauter.

Bordel  !

En plus, les gosses ne dormaient toujours pas !