Marine tenait son explication pour la disparition des oiseaux, mais cela ne la rassurait pas. Elle avait envie d’en savoir plus sur cette histoire de zone réservée pour les chasseurs, mais elle sentit que ce n’était pas le moment. La main de son papa était humide. C’était rare. Généralement, il ne suait presque pas. Sans savoir l’expliquer, Marine avait l’impression que son père n’était pas tout à fait comme d’habitude, qu’il avait peur et voulait lui cacher. D’ailleurs, il marchait de plus en plus vite.
Marine avait du mal à suivre.
Sa main glissait.
— Papa ! Marche moins vite !
Son père ne ralentit pas. Ils continuèrent d’avancer sur le chemin. Il était mal entretenu. Des herbes hautes, encore humides de rosée, mouillaient le jean de Marine jusqu’aux genoux. Elle ne protesta pas. Ce n’était pas le moment.
— On pourrait l’appeler, proposa Marine.
Il y eut deux autres détonations, pas très loin. C’était difficile à évaluer. Marine était de moins en moins rassurée. A sa droite, elle aperçut un chemin qui partait vers une grande vasière bordée de roseaux. Le sol était de plus en plus marécageux. Un instant, elle eut peur que son père tourne à droite. Elle avait les pieds trempés. Elle avait froid. Elle en avait assez.
Son père ne tourna pas.
Il s’arrêta.
Marine sentit soudain la main de son papa mollir dans la sienne, comme si elle s’était vidée brusquement de tous ses os. Elle ne voyait rien, elle était trop petite, les herbes étaient trop hautes.
Elle se hissa sur la pointe des pieds.
Dans les roseaux, elle reconnut d’abord les fleurs mauves du pull en laine.
Elle échappa à la main sans vie de son père et s’avança.
Sa mère gisait dans l’herbe.
Les yeux grands ouverts. Son corps trempait dans une mare informe de boue et de sang mêlés. Un affreux trou noir à la place du ventre.
La main de son père rattrapa celle de Marine, brutalement, jusqu’à lui briser les phalanges. Marine ne ressentit aucune sorte de douleur. De son autre main, son père couvrit les yeux de sa fille.
Trop tard.
Elle avait eu le temps fixer l’horreur, d’imprimer à jamais dans sa mémoire l’image de l’effroyable drame.
Une nouvelle détonation retentit dans le ciel cotonneux de la baie de Seine et une dizaine de grives s’échappèrent d’un sureau, à une vingtaine de mètres d’eux.
L’étau des deux mains ne se desserra pas sur la paume et les yeux de Marine.
Elle était plongée dans le noir, le noir le plus absolu.
Seules les pulsions cardiaques au bout des doigts de son père la retenaient à la vie, au temps, au reste du monde.
Les pulsions cardiaques de son père.
Marine ne put jamais percevoir autre chose ce matin-là.
Elle ne vit pas le regard de son père se troubler, ses yeux se vider de leur humanité, une part de lui-même disparaître à jamais. Elle ne perçut pas, du haut de ses dix ans, plongée dans l’obscurité, dans la chaleur protectrice de son père, cette ligne franchie.
Cette infime frontière.
Entre la raison et la folie.
Cette infime bascule.
Marine ne pouvait rien savoir, rien percevoir.
Pourtant, ce matin-là, lentement, inexorablement, son père glissa sur la pente de la déraison.
De cette vision cauchemardesque repassée les mois et les années suivantes dans sa mémoire dérangée, allaient naître une obsession, des certitudes irrationnelles, l’implacable spirale de la folie…
Une folie qui allait devenir meurtrière lorsque les événements eux-mêmes s’affoleraient.
Marine ne pouvait pas savoir.
Cette main qui la reliait encore au monde, qui broyait ses doigts d’enfant, cette poigne paternelle ne la lâcherait jamais ; l’entraînerait, elle aussi, vers le précipice.
Vingt-cinq ans plus tard
2. Le vertige de l’uniforme
Vendredi 4 juillet 2008, Quillebeuf-sur-Seine
Il était presque midi lorsque la silhouette du Cuauhtémoc surgit du méandre de Quillebeuf.
Une clameur parcourut les deux rives de la Seine. Le Cuauhtémoc n’était pas le premier des bateaux de l’Armada 2008 à remonter la Seine vers Rouen, mais il était sans aucun doute l’un des plus majestueux. Lentement, le trois-mâts, blanc de la coque aux voiles trapézoïdales, se rapprocha du bon millier de spectateurs massé sur les bords de Seine. Rive gauche, la petite ville de Quillebeuf semblait avoir retrouvé son lustre d’antan, du temps où elle fut le principal port de l’estuaire. Les terrasses ensoleillées étaient prises d’assaut. Une foule compacte se tassait sur les quais.
Juste en face, rive droite, la raffinerie de Port-Jérôme s’était brusquement vidée de son personnel. Secrétaires, ouvriers, cadres avaient profité de la pause déjeuner pour savourer un pique-nique improvisé et la parade des voiliers. Les navires utilisaient la marée pour remonter la Seine et le défilé des vieux gréements était assez dense.
Cuauhtémoc, le dernier empereur aztèque sculpté sur l’impressionnante figure de proue du voilier mexicain, le regard fier tourné vers l’horizon, semblait indifférent à l’enthousiasme du public. Tel n’était pas le cas des marins mexicains. Quillebeuf et Port-Jérôme étaient les premiers villages de la Seine depuis Le Havre. Leur premier bain de foule… Pour rendre hommage à leurs admirateurs, un bon nombre de matelots s’était hissé sur les vergues des trois mâts, dans un impressionnant numéro d’équilibriste. Funambules à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la Seine, défiant le vertige, les marins saluaient le public avec l’air le plus naturel du monde.
Les visages bronzés des jeunes Mexicains, leurs impeccables chemises rayées blanches et noires, ajoutaient encore un peu d’exotisme à la scène. Les jeunes marins souriaient, certains étaient surpris par l’accueil si enthousiaste ; d’autres, déjà présents dans les Armadas précédentes, connaissaient la chaleur du public et l’appréciaient d’autant plus…
Ils savaient que des centaines de photographes amateurs immortalisaient l’instant. Ils devinaient également sur eux le regard admiratif de la gent féminine parmi la foule.
— Regardez ! cria soudain une voix sur le quai de Port-Jérôme.
Un doigt se tendit.
Des regards se tournèrent vers un point précis du mât de misaine, le premier des trois mâts.
— Ce n’est pas vrai, il ne va pas le faire, gloussa une jolie petite blonde en s’agrippant à deux autres de ses collègues.
— Si ! répondit l’une d’elle en braquant l’objectif de son téléphone portable.
Sur la première vergue du mât de misaine, un des marins mexicains commençait lentement à remonter sa chemise.
La surprise des spectateurs des quais semblait partagée par les autres marins du Cuauhtémoc. Le strip-tease n’était sans doute pas prévu au programme officiel... Sans perdre l’équilibre, le jeune marin fit passer par-dessus sa tête sa chemise, la retint quelques instant par la manche, la fit tournoyer, pour la laisser tomber sur le pont du navire.
Le Mexicain exhiba avec désinvolture son torse parfait, musclé, bronzé, imberbe… Un frisson parcourut l’assistance. Quelques femmes applaudirent ou sifflèrent. Des spectatrices bien inspirées braquèrent leurs jumelles vers le jeune homme. Un petit parfum de folie gagna les quais, tandis qu’apparemment, sur le bateau, on ne goûtait guère à la plaisanterie, et qu’un certain nombre d’officiers semblait s’affairer.
— Il va sauter ! hurla soudain une voix dans la foule.
Un frisson saisit les spectateurs.
Les rires laissèrent petit à petit place à une forme d’inquiétude.