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Elle s’engagea sur le pont Guillaume-le-Conquérant pour rejoindre la rive droite, l’air vif lui fit du bien. Par contre, il ne lui remonta pas le moral. Maline avait « l’après-champagne » triste… Surtout lorsqu’elle en buvait seule.

La nuit qui tombait sur l’Armada n’avait rien non plus pour la tirer de sa mélancolie. L’heure des amoureux approchait, le clair de lune accroché en haut des mâts, les baisers sous le feu d’artifice... A-t-on un jour mesuré combien d’amours sont nées sous les voiles ? Plus, beaucoup plus que les cocktails, espéra Maline. Le champagne la rendait romantique, aussi. Romantique et mélancolique. Elle n’aurait pas été contre une balade, main dans la main, sous les lampions des voiliers. Ce bel Olivier Levasseur aurait fait un compagnon idéal. Un petit vent fouettait le visage de Maline.

Qu’elle était sotte !

Qu’avait-elle espéré, avec son petit numéro, le coup des rollers et le reste ? Le beau Réunionnais avait fixé trois secondes la pointe de ses seins, et encore…

Que pouvait-elle bien espérer ? Elle avait bientôt trente-six ans, elle était une journaliste de seconde zone, sans ambition, qui gâchait son talent, du moins si elle en avait un, dans un journal confidentiel ; elle était une fille indigne qui laissait son père déprimer seul dans un pavillon sordide de banlieue ; elle avait la plus grande frousse de s’engager pour quoi que ce soit, comme faire une petite fille pour son père, ou lui ramener un gendre qui pourrait parler « bagnoles » avec lui… Elle avait une vision parfaitement cynique de la vie, elle avait le plus grand mépris pour les histoires d’amour des autres… Et en plus, depuis ce soir, elle sombrait dans l’alcool !

Perdue dans ses pensées, Maline se retrouva rive droite, sur les quais hauts, au niveau du quai du Havre. La foule arrivait par vagues compactes, surgissant de toutes les rues, en direction des voiliers illuminés.

Non, décidément, elle était une fille beaucoup trop compliquée, trop tourmentée, trop tordue ! Un type comme Olivier Levasseur devait aimer les gagneuses, les filles qui ne se posent pas de questions, qui avancent, qui fréquentent les cocktails, pas les bars de nuit… Les filles bien nées, pas les traumatisées de la vie… Allez ma belle, ne te fais aucune illusion sur l’avenir. Assume tes désirs, assouvis tes plaisirs tant que ton corps peut encore les susciter, les supporter, quelques années…

Après, tu verras bien…

Elle marchait toujours sur le quai du Havre lorsqu’une silhouette la fit tressaillir.

Elle fit un saut de côté.

Sur la façade de l’immeuble qu’elle longeait, un buste d’Indien sculpté la regardait ! Le regard fier, coiffé de plumes, il lui apparut comme une sorte de frère jumeau du buste de l’empereur Cuauhtémoc, sur le voilier mexicain.

Elle se recula encore, sous le coup de l’émotion. Elle n’était pas au bout de ses surprises : la façade de l’immeuble était ornée de quatre autres bustes ! Jamais, auparavant, elle ne les avait remarqués. Une plaque indiquait le nom de l’édifice, hôtel des Sauvages. Reprenant ses esprits, Maline remarqua que l’hôtel en question était pratiquement le seul immeuble ancien sur les quais hauts de la Seine. Maline l’évalua comme un bâtiment du début du XIXe, sans doute un des derniers vestiges du riche passé colonial du port de Rouen, et notamment du commerce avec l’Amérique latine, le Brésil, le Mexique…

Au moins, cette découverte avait chassé d’un coup ses états d’âme de stupide petite cruche plantée par un crétin. Elle accéléra le pas. Elle avait un peu froid dans sa robe rouge, aussi moulante et légère qu’une seconde peau.

Elle allait faire fureur au Libertalia ! Elle en eut un échantillon en traversant le quartier Saint-Maclou. Le joli quartier était comme toujours très animé et le regard de quelques garçons fut sans ambiguïté.

Elle tourna rue Damiette. La rue des antiquaires, à cette heure, était plus calme. Quelques mètres plus loin, elle se retrouva face au Libertalia. Devant le bar, une statue de la Liberté en carton portait une bière dans sa main levée et un menu sous le bras, comme dans ce vieil album de Supertramp, Breakfast in America. Le tarif des principales consommations y était indiqué.

Bien vu, pensa Maline. Elle se rappelait que la fameuse statue de la Liberté, avant d’arriver à New York, était partie du port de Rouen et avait remonté la Seine !

Elle entra, sans se retourner.

* * *

A aucun moment elle ne soupçonna qu’un peu plus loin dans la rue, un homme guettait toutes les entrées et sorties du bar.

La silhouette sombre de Daniel Lovichi se confondait avec l’ombre d’une porte cochère. Sous ses habits crasseux, il serrait le poignard dans sa main.

Il sentait la force, le pouvoir de cette arme se diffuser en lui. Bientôt, ce serait à lui d’agir.

* * *

Un mélange de fumée et de chaleur submergea Maline. Bien entendu, le bar était bondé ! Le décor devait y être pour beaucoup. Le propriétaire avait su reconstituer avec talent l’ambiance exotique d’un bar pirate. Rien ne manquait : hamacs et filets suspendus, faux perroquets accrochés aux branches de palmiers en plastique, grandes tables en roue et billots de bois pour s’asseoir… Tonneaux pour ceux qui voulaient rester debout, sabres aux murs, têtes de morts sur les étagères, galeries de méchants dans des cadres, de Marlon Brando en Fletcher Christian à Johnny Depp en Jack Sparrow… et vraisemblablement une carte déclinant toutes sortes de rhums !

Une musique cubaine discrète égayait le tout. L’ensemble était assez réussi, un peu kitch. Le patron avait dû investir beaucoup d’argent, mais il devait faire le plein, au moins, pendant ces dix jours !

Elle jeta un coup d’œil aux occupants des lieux. Cela la rassura : elle était presque la plus habillée de toutes les filles !

Elle s’avança jusqu’au bar pour demander où elle pouvait trouver le fameux Ramphastos. Un type entre deux âges, fatigué et moyennement aimable, sans doute le patron, lui indiqua une table dans un coin, près d’une fenêtre maquillée en hublot.

Maline s’approcha. Ramphastos buvait seul à sa table, accoudé, le dos courbé. Sa lourde barbe grise semblait avoir tiré vers le bas de son visage toutes ses rides, y compris ses paupières tombantes et ses joues flasques. Seule une casquette de feutre bleue, enfoncée sur son crâne, résistait à la loi de la gravitation faciale. Une caricature de vieux loup de mer ! Il ne lui manquait que la pipe… Et le verre de rhum. Maline remarqua que, curieusement, il était attablé devant une bière.

Maline s’installa sur le billot de bois juste en face de Ramphastos, sans lui demander son avis. Le loup de mer ne protesta pas, posant même un regard intéressé sur la visiteuse.

— Monsieur Ramphastos ?

L’homme ne contrôla pas un rire gras et Maline se fit la réflexion qu’elle devrait éviter de faire de l’humour au moment où Ramphastos boirait sa bière.

Le vieux marin essuya sa barbe d’un revers de manche :

— Faut choisir, ma poupée. Tu peux m’appeler Pierre Poulizac. C’est mon patronyme officiel, mais plus personne ne m’appelle comme cela depuis un bail. Tout le monde m’appelle Ramphastos, ou même Rami, maintenant. On devient fainéant avec l’âge ! Toi ma jolie, t’as une tronche de journaliste qui veut me tirer les vers du nez. J’ai rien contre, remarque, et j’aurais pu tomber sur une plus moche. Mais ça ne t’empêchera pas de me commander une autre bière !

Maline héla la serveuse qui passait. Pour accompagner la pression de Rami, elle commanda, pour elle, un rhum qu’on lui certifia vieilli en fût depuis vingt ans. Après tout, elle n’allait pas se priver ! Elle ne comptait pas ses heures supplémentaires, Le SeinoMarin pouvait bien payer la note.