— Alors, qu’est-ce que tu me veux ma jolie ?
Maline avait le temps, toute la nuit.
— Vous connaître. Tenez, tout d’abord, votre surnom ? Ça veut dire quoi, « Ramphastos » ? Ça vient d’où ? Ça fait assez maléfique, non ?
— Il paraît… En réalité, ce n’est pas sorcier. Ramphastos, c’est le nom scientifique des perroquets, des toucans… Je porte le nom d’un perroquet ! Comme le capitaine Flint de Long John Silver. Mais Ramphastos, t’avoueras, c’est tout de même plus classe que Flint, non ?
Le vieux marin plaisait beaucoup à Maline. C’était réciproque, apparemment.
— T’as quel âge, petite ?
Du tac au tac.
— Dix-neuf ans… Mais je sais, je fais plus jeune…
Maline évita de justesse quelques postillons de bière quand Rami toussa de rire :
— T’es marrante. Je t’aime bien. Sans te vexer, t’avais quel âge dans les années 1980 ? Dix ans ? Un peu plus ? Tu devais écouter la radio à l’époque ? Regarder la télé ? Lire des bouquins pour enfants ? Alors, tu te souviens peut-être de moi ? J’étais presque une vedette. Le capitaine Ramphastos. Rami les petits… Je racontais mes mémoires, mes tours du monde, des vieilles histoires de marins, de pirates… J’ai eu une chronique sur France Bleu pendant trois ans, j’ai même eu droit à trois passages sur Thalassa, sans parler de la télé régionale… J’étais le Pierre Bellemare des océans ! On dirait pas, hein ?
Maline se concentra. Sa mémoire réactivait des moments sans doute ancrés à jamais dans ses souvenirs mais qu’elle n’avait jamais eu le besoin de remobiliser. Elle se revoyait dans la cuisine, à Oissel, écoutant avec son père une voix dans le poste qui racontait des aventures fabuleuses venues d’un autre âge ou d’un autre monde. Une voix chaude de conteur. La voix de ce vieil ivrogne en face d’elle.
Maline afficha un sourire complice :
— Je me souviens Rami. Je n’ai jamais oublié. J’étais une de vos fans !
Le sourire béat du conteur ravit Maline. La serveuse apporta la bière et le rhum.
Quand elle s’éloigna, Ramphastos se pencha vers la journaliste, comme pour lui faire une confidence :
— Tu sais pourquoi je passe toutes mes journées ici, à cette place ?
— Non…
— Parce que la serveuse a un beau petit cul !
Le conteur était plus licencieux que dans les souvenirs d’enfance de Maline. Elle se retourna vers la serveuse. Elle devait bien admettre que le vieux marin avait raison !
— Et maintenant Rami, vous en faites encore, de la radio ?
Ramphastos leva son verre :
— Ils m’ont viré. Ils ont tous fini par me virer. Ils ne voulaient pas d’un poivrot ! Tiens, tu prends l’Armada. C’est de circonstance. Même l’Armada, ils m’ont viré, les salauds. Pourtant, j’étais l’un des premiers, en 1989. Conseiller technique, au cœur de l’organisation… Je leur ai tout appris, et puis ils m’ont viré. Comme un vaurien. Tous des trous du cul qui n’ont jamais vu la mer.
Il vida la moitié de sa chope et essaya d’essuyer la mousse sur sa barbe avec sa langue. Le rhum brûla l’œsophage de Maline.
— Pourquoi ? Parce que vous buviez trop ?
Ramphastos ne releva pas et continua :
— Tu sais que j’ai été mousse sur la Seine à bord du Pourquoi Pas de Charcot ? Qui d’autre peut le dire, ça, hein ? Je suis parti de Rouen avec Charcot et on a été planter le drapeau normand en haut du mont Rouen, dans l’Antarctique, à plus de mille mètres de glace. Tu le savais ça, gamine ? Qu’il existait un mont Rouen à l’autre bout du monde ? Alors ils sont qui, ces types de l’Armada, pour traiter de poivrot un gars qui a fait l’Antarctique avec Charcot ?
Maline enregistrait mentalement toutes les informations. Pas besoin de notes, elle possédait une mémoire professionnelle. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait l’intuition que si elle voulait comprendre toute cette affaire de meurtre sur l’Armada, elle devait tout d’abord mieux connaître l’âme des marins, leurs motivations, leurs frustrations.
Ramphastos se pencha à nouveau, pour lui faire une confidence, ou voir de plus près son décolleté, ou les deux. Le conteur empestait :
— C’est pas parce que je buvais trop, ma belle, que je me suis fait virer de partout. La vraie raison, c’est qu’ils ne voulaient plus d’un pirate ! Je te parle d’un vrai pirate, là. Quand j’ai commencé à ne plus parler des Capitaine Crochet et des jambes de bois, des contes et légendes pour enfants, que j’ai commencé à vraiment parler de ce que cela représente, la piraterie. Alors, ils m’ont tous foutu à la porte… Fini la télé, la radio. Je dérangeais.
Il vida sa bière. Maline avait à peine touché son rhum, mais leva tout de même la main pour commander un autre demi. Rami lui souffla à nouveau dans le nez.
— A ton avis, ma belle, le nom de ce bar, Libertalia ça veut dire quoi ?
Maline se crut maligne :
— La statue de la Liberté ? Elle est partie de Rouen !
— Et non ma belle ! Ça c’est ce que croit ce crétin de patron de bar… Libertalia, ma chérie, c’est autre chose. Libertalia, c’est le nom d’une utopie. La première, la plus belle de toutes les utopies. Libertalia, c’est le nom d’un pays créé par des pirates, sur l’île de Madagascar, vers 1690. Un pays qu’ils ont inventé, sans propriété individuelle, sans différence entre hommes et femmes ; ils ont même interdit l’esclavage sur Libertalia ! Egalité absolue entre toutes les races, et pour cela, ils ont été jusqu’à inventer une nouvelle langue. Ils voulaient créer le paradis sur terre. Et ils ont réussi, pendant vingt-cinq ans. Alors on les a massacrés ! La société finit toujours par massacrer les pirates. C’est dans l’ordre des choses… Mais Libertalia résonne toujours dans le cœur des pirates du monde entier comme le paradis perdu. Ecoute bien, ma belle, tu sais comment on les appelait, les pirates ?
Il ne laissa pas à Maline le temps de répondre.
— « Les anges noirs de l’utopie » ! C’est cela, ma belle, un pirate : un ange noir de l’utopie !
Les bières défilèrent.
Maline se sentit même contrainte de commander un second rhum. Une fois lancé, Ramphastos était effectivement un conteur prodigieux. Plus les bières se vidaient, plus la nuit avançait, plus il s’améliorait. Maline l’écoutait avec la fascination de ses dix ans. Elle finit cependant par orienter la conversation :
— Et la Seine dans tout cela ? Il n’y a jamais eu de pirates, sur la Seine ?
Ramphastos la regarda comme si elle venait de proférer la pire des âneries :
— Pas de pirates ! Pas de pirates sur la Seine ! Je veux bien te parler des pirates des Caraïbes, de l’île de Tortuga, des mers du Sud, de la Chine. Te raconter des histoires de pirates du bout du monde. Mais une chose est certaine : les premiers pirates de l’histoire, les plus riches, les plus féroces, ils sont bien d’ici !
Maline ouvrit des yeux ronds :
— N’oublie pas les Vikings ma chérie ! Les Vikings ont foutu un joyeux bordel dans toute la chrétienté, pendant des siècles, à en faire trembler le pape, l’empereur et tous les rois… Comme à l’époque, les pirates vikings étaient puissants et qu’on ne pouvait pas les massacrer aussi simplement, on s’y est pris autrement, on les a achetés, on les a corrompus. On a mis une couronne sur la tête d’un Viking plus ambitieux que les autres et on a échangé l’utopie contre une terre verte avec un grand fleuve au milieu… la Normandie.