— Rollon, le premier duc de Normandie ?
— Oui… Rollon a mis fin à l’utopie viking, à des siècles de piraterie, de liberté… Le val de Seine, le repaire séculaire du butin des Vikings, est devenu un duché… Rollon a interdit aux Vikings de voler, de piller, d’accumuler des butins… Officiellement du moins. Comme si on pouvait empêcher un oiseau de voler… Comme si on pouvait interdire les utopies. C’est à ce moment-là que Rollon a eu l’idée de l’anneau d’or… Le fameux anneau qui allait engendrer la malédiction !
— Quelle malédiction ? cria Maline, passionnée.
Ramphastos n’eut pas le temps de répondre. Un client du bar avait dû vouloir apprécier de trop près l’anatomie avantageuse de la serveuse et la pauvre en avait fait tomber son plateau et les verres posés dessus, heureusement vides. Le patron lui lança un regard sévère. Maline compatit pour la pauvre fille.
Lorsqu’elle se tourna vers le vieux conteur, celui-ci s’était refermé comme une huître.
L’incident des verres renversés avait de plus sonné comme un signal. Il était pratiquement deux heures du matin, le patron indiqua qu’il fermait. Quelques minutes plus tard, les derniers clients quittaient les lieux.
Maline aida Ramphastos à se lever. Elle ne se sentait pas particulièrement assurée, avec ses deux verres de rhum cumulés aux coupes de champagne, mais le vieux marin, lui, était complètement ivre. Maline crut qu’il ne pourrait jamais mettre un pied devant l’autre. Elle avait tort : une fois debout, Ramphastos parvint à marcher, lentement, mais à peu près droit.
Il devait avoir l’habitude ! Le patron du Libertalia aussi, il ne soucia pas le moins du monde de son dernier client.
Maline avait néanmoins l’intention de ne pas laisser le conteur repartir seul, dans un tel état. Elle franchit la porte avec lui, jetant un coup d’œil dans la rue, désormais très sombre. Elle allait s’avancer lorsque le patron du bar l’interpella :
— Mademoiselle ?
Maline se retourna :
— Oui ?
— Vous êtes journaliste, d’après ce que j’ai compris ?
Les nouvelles allaient vite…
— Oui.
— Eh bien moi, si j’avais un conseil à vous donner, ce serait d’aller enquêter du côté du trafic des bateaux-promenades de l’Armada…
Qu’est-ce que c’était encore que cette histoire ? Elle n’était pas préparée à cela.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Pour rien. Je me comprends. J’ai fait toutes les Armadas, de 1989 à 2003. C’est la première que je manque ! C’est avec les Voiles de la Liberté, en 1989, que j’ai pu me payer ce bar. En décembre 1988, quand il a fallu louer des emplacements sur les quais, personne n’y croyait, personne ne prévoyait un tel succès. C’est moi qui ai réservé le plus long linéaire ! Six mois avant les Voiles de la Liberté, un vrai coup de poker ! J’y avais mis toutes mes économies. Après seulement deux jours d’Armada, j’avais déjà remboursé tous mes frais ! Mais maintenant, ce n’est plus la même chose… Tout le monde veut toucher le gros lot ! Mais c’est fini. Seuls quelques-uns vont décrocher la timbale… Je connais pas mal de capitaines qui sont en train de grogner du côté des bateaux-promenades.
Maline ne voyait pas du tout où il voulait en venir. Elle se dit qu’elle y repenserait, à l’occasion, mais sa pauvre petite cervelle était trop pleine pour l’instant. Et puis elle ne voulait pas laisser Ramphastos partir seul.
— O.K., je vais y penser ! Je peux vous recontacter bientôt ? Demain ? Il faut que j’y aille, là !
Elle sortit tout en essayant de ranger les allusions du patron du Libertalia dans un coin de sa tête.
La nuit froide lui glaça les jambes jusque sous sa robe.
Elle regarda la rue faiblement éclairée par des réverbères épars.
Où était passé ce vieux conteur ?
Mourir n’aura pour moi rien de troublant
23. Botte secrète
2 h 06, rue du Père-Adam
Daniel Lovichi attendit que l’ivrogne disparaisse dans le passage des Anciens-Moulins pour le suivre. Tout se déroulait parfaitement. Le type était seul, il ne semblait pas en état de se défendre. Ça allait être un jeu d’enfant.
Il repensa aux dix billets de 500 euros dans la poche de Ramphastos. Il ressentait en lui le manque, cet insoutenable manque quand il songeait à toute cette drogue, à portée de main, dans la poche de ces marins. Il ne fallait pas qu’il rate son coup. Il lui fallait cet argent.
Ramphastos marchait devant lui, à moins d’un mètre. La ruelle était déserte, personne ne passait jamais par là ! C’était une impasse à cette heure-là. Mais il ne fallait pas prendre de risques inutiles, il fallait faire vite, et surtout, ne pas hésiter à se servir de son arme. Lovichi serra son poignard et posa sa main sur l’épaule de l’ivrogne. Lorsque Ramphastos se retourna, Lovichi avança brusquement la lame jusqu’à sa gorge.
— Ton fric, ton fric tout de suite !
D’un geste désespéré, maladroit, le vieux marin tenta de repousser son agresseur. Mais il était trop lent, Lovichi se tenait sur ses gardes.
La lame du poignard s’enfonça entre le cou et l’épaule de Ramphastos.
Le vieux marin poussa un cri rauque.
— Ta gueule ! La prochaine fois, c’est le ventre que je te crève. Ton fric, connard !
Lovichi pensa à ce moment-là que ce vieil alcoolique le connaissait, qu’il l’avait déjà croisé, le soir, dans la rue. Il serait capable de le reconnaître, ensuite.
Une fois qu’il aurait récupéré le fric, il n’aurait pas le choix. S’il ne voulait pas avoir tous les flics sur le dos, il allait falloir qu’il termine le travail, qu’il crève ce vieux porc.
Il espéra aussi que le cri n’avait alerté personne. De toutes les façons, qui pouvait bien passer à cette heure dans cette ruelle ? Dans moins d’une minute, tout serait terminé. Il se pencha vers le corps recroquevillé, tremblant de Ramphastos, lorsqu’une voix féminine troua le silence :
— Il y a un problème ?
Merde !
Une passante ! Apparemment, elle n’avait pas repéré qu’il portait une arme. Elle n’avait rien vu, elle avait simplement dû être alertée par le bruit. Lovichi ne paniqua pas. Il fallait la laisser s’approcher, tout près, puis la planter, elle aussi, il n’avait plus le choix. La fille s’approcha. Il la reconnut, c’était la fille en robe rouge qui était entrée dans le Libertalia quelques heures plus tôt. Dommage de planter un si joli petit lot…
La fille était à moins d’un mètre de lui. Il sentait son parfum. Le vieux marin, allongé par terre, semblait maintenant à peine conscient. Il serra son poignard. La fille ne se méfiait pas, elle était là, tout près.
Encore quelques centimètres et il frapperait, à la poitrine.
Il ne pouvait pas la rater.
Il y était ! La fille le touchait presque, sans méfiance. Le bras de Lovichi sortit de l’ombre de son manteau et se déplia.
— Gaffe ! éructa Ramphastos dans un dernier effort pour rester conscient.
Maline bondit instinctivement en arrière. Elle sentit la lame du couteau effleurer son sein.
Dans quel merdier était-elle encore allée se fourrer ?
Elle n’eut pas le temps de se poser d’autres questions. Le type avançait déjà vers elle. Il n’avait pas l’air bien frais, mais il disposait d’un physique imposant, et surtout, il tenait un poignard !