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— Heureusement, répondit Oreste. Plus d’une heure trente de train ! On a plus vite fait d’aller à Strasbourg ou à Lyon que chez vous…

— Et encore, répliqua Maline. Il y a encore un mois, on était au charbon. Ils ont électrifié la ligne pour l’Armada !

Oreste Armano-Baudry esquissa un sourire. Il avait à nouveau chaussé ses lunettes de soleil.

— On se fait une terrasse ? fit Maline. Je n’en peux plus de la foule !

Ils s’installèrent au buffet de la gare. La station s’était vidée, provisoirement, avant le nouveau train, dans une demi-heure.

Ils échangèrent les formalités d’usage. Maline fit ce qu’elle put pour paraître spirituelle, mais Oreste Armano-Baudry se contentait de jeter sur elle, comme sur le reste de la gare, le regard d’un anthropologue qui découvrirait une tribu inconnue. Après une minute, le journaliste parisien sortit un Palm de la poche de sa veste.

— Mademoiselle Abruzze, vous permettez que je prenne quelques notes ?

Maline hocha la tête, amusée. Oreste Armano-Baudry approcha de sa bouche le micro de son agenda électronique et parla d’une voix claire et forte :

— Vendredi 11 juillet. Stop. Huit heures onze. Stop. Gare de Rouen. Stop. Voyage… Interminable. Stop. Ambiance…

Le journaliste parisien jeta un coup d’œil circulaire et continua :

— Provinciale. Stop. Déco… Ridicule. Heu, non. Ringarde. Stop. Accueil…

Son regard se posa un instant sur Maline :

— Correct. Stop. Déjeuner. Heu. Moyen… Moyen moins. Stop.

Oreste Armano-Baudry éteignit son Palm et afficha un sourire de contentement.

Maline le fixa, interloquée, et fit un effort suprême pour ne pas faire exploser à la surface les commentaires qui bouillaient sous son crâne.

Première impression. Stop. Connard.

Elle se força à penser aux recommandations de Christian Decultot. Après tout, ce jeune prétentieux n’avait dû connaître de la vie qu’une belle cage dorée… Ce n’était qu’un gamin !

Oreste se décida enfin à retirer ses lunettes de soleil. Maline pensa à nouveau qu’il aurait pu avoir de jolis yeux, s’il les avait fait davantage pétiller. Cela dit, Maline était persuadée que son regard de petit dur devait faire craquer toutes les « Marie-Chantal » dans les « dîners de l’ambassadeur ». Elle se résigna à jouer les chaperons bien élevés :

— Oreste. Vous connaissez la basse Seine ?

— La basse Seine ? Ah non, pas du tout… Je n’en ai aucun souvenir. C’est curieux, je suis déjà allé dans le monde entier, je dois connaître une bonne trentaine de capitales sur les cinq continents, mais je ne connais aucune ville à moins d’une heure de Paris ! Paradoxal, non ?

— Sans doute…

Seconde impression. Stop. Trou du cul.

Oreste repoussa son café et son croissant qu’il avait à peine touchés :

— Vous ne le trouvez pas infect, ce petit-déjeuner ? Si, n’est-ce pas ? C’est normal, remarquez ! Il faut bien plumer le pigeon. Ça doit être une sacrée arnaque à touristes, votre Armada ?

Maline sentait monter en elle un agacement profond.

« Rodéo », avait dit Christian !

Elle allait le bousculer, le gamin :

— Vous avez toujours comme ça des théories sur tout, Oreste ?

Le jeune journaliste la regarda, surpris. Maline ne lui laissa pas le temps de respirer :

— Bon Oreste, je ne veux pas être brutale avec vous, mais comme je suis certaine que votre temps est très précieux, alors je vais être franche : j’ai une mauvaise nouvelle. Vous êtes venu pour rien ! L’affaire Mungaray est classée…

Maline se contenta de lui raconter les principaux éléments, sans citer son rôle dans les événements. Oreste Armano-Baudry écouta jusqu’au bout. Lorsque Maline eut fini, il s’effondra sur sa chaise.

— Putain ! Quel merdier ! Le meurtrier a été inculpé. La tuile ! Dire que pour venir ici, j’ai raté le vernissage des métamorphoses métalliques chez Marie Demange. Tout le monde doit y être, ce matin.

Maline s’amusait beaucoup. Elle dévora ostensiblement le croissant dont Oreste n’avait pas voulu :

— Cela dit, ironisa-t-elle, il reste des tas de reportages intéressants à faire sur l’Armada. Les bateaux, la foule, la fête populaire, ça se vend bien… Tout le monde y est ! Ici, cela fait consensus.

— Si vous voulez mon avis, fit méchamment Oreste, votre Armada, c’est la pire idée qu’ait jamais eu la ville de Rouen !

Une telle affirmation surprit Maline. Elle s’était longtemps demandé comment on pouvait être contre l’Armada. Ce jeune cynique était-il au moins capable d’exprimer une opinion originale ?

— Alors là Oreste, il faut me l’expliquer !

— J’ai lu quelques articles sur Rouen avant de venir. Je me suis documenté. Je vous fais la synthèse ? A Rouen, vous êtes face à un choix. Soit vous misez sur le passé, le port, les usines, la pollution. Soit vous misez sur l’avenir, le tertiaire, la proximité de Paris, les bureaux… Il faut vous décider ! Regarder vers la mer ou bien regarder vers Paris ! Soit vous faites le choix de garder vos raffineries et vos silos, qui seront tôt ou tard délocalisés ; soit vous acceptez de devenir une banlieue chic de Paris. Qu’est-ce que vous préférez, être la poubelle de Paris ou bien être son centre d’affaires ? C’est comme vous voulez ! Vous avez vu venir ma conclusion : pour moi, votre Armada, c’est le dernier spasme du port de Rouen, c’est l’exemple suprême de votre incapacité à couper le cordon !

La tirade amusa beaucoup Maline. Ce jeune crétin avait au moins de la répartie. Elle répliqua pourtant :

— Ce n’est pas un peu plus compliqué que cela, Oreste ? Et le patrimoine, qu’est-ce que vous en faites ?

Il regarda Maline de ses yeux froids :

— Le patrimoine, c’est plutôt un truc de vieux, non ?

Petit con  !  Dis-le que je pourrais être ta mère  !

Troisième impression. Stop. Lourd  ! 

Maline regarda ostensiblement le tableau des trains au départ, puis sa montre :

— Oreste, vous avez un train qui vous ramène à Paris dans quinze minutes ! Si vous partez tout de suite, avec un peu de chance, il restera quelques petits-fours et deux ou trois people chez Marie Demange. Enchantée de vous avoir connu. Ce fut court, mais que ce fut bon ! Faut vous dépêcher si vous voulez une place assise. Oreste afficha un sourire provocateur :

— N’ayez crainte, Le Monde me rembourse le retour en première classe…

Maline lui tendit la main, plus amusée qu’énervée :

— Sans rancune ? Je n’y suis pour rien…. Ce sont les aléas du métier.

— Si vous le dites… Je viens à Rouen pour élucider le crime du siècle et on me propose de faire Thalassa ! Si j’avais su avant, pour Thalassa, je n’aurais pas eu besoin de me lever dès l’aube.

Maline regarda soudain Oreste Armano-Baudry comme s’il lui avait révélé un secret d’Etat.

Un éclair semblait avoir foudroyé la journaliste.

Comme si toute la gare avait brusquement stoppé sa course.

Un déclic, le déclic après lequel elle courait depuis hier.

Elle attrapa Oreste par le bras :

— Qu’est-ce que vous venez de dire ?

— Rien… Que je me suis levé à cinq heures du matin pour…

— Non ! Vous avez très exactement dit que vous vous étiez levé dès l’aube !

Elle ne laissa pas le temps à Oreste de comprendre et le força à se rasseoir.

— Oreste, vous savez parler espagnol ?

— Oui, bredouilla le jeune journaliste, regardant avec inquiétude sa montre. J’ai fait six mois de stage à la Casa Vélasquez, en cinq ou six  séjours… J’ai lu tous les poèmes de Jorge Luis Borges en édition originale, mais…