— O.K., coupa Maline. Des tas de Señoritas ont dû vous envoyer des SMS lorsque vous vous déniaisiez à Madrid. Vous devez être capable de me traduire ça !
Elle griffonna trois phrases en espagnol sur la nappe.
« Sé que me espera. »
« No puedo permanecer lejos ti más mucho tiempo. »
« Es el oro de la noche. »
Oreste Armano-Beaudry regarda une nouvelle fois sa montre, puis commença la traduction. Il se prit rapidement au jeu.
— « Espera » est un faux ami, précisa-t-il. Il ne veut pas dire espérer, mais attendre. J’ai aussi un doute. « Noche » en espagnol veut dire nuit, mais on peut aussi le traduire par soir. Dans le contexte, l’or du soir me semble plus cohérent que l’or de la nuit. Donc au final, cela nous donnerait ceci…
Maline lut sur la nappe :
Je sais que tu m’attends.
Je ne peux demeurer loin de toi plus longtemps.
Tu es l’or du soir.
Oreste s’impatientait. Il voulait comprendre :
— Vous pouvez m’expliquer avant que je rate mon train, Maline ? A quoi correspondent ces phrases ?
— Ce sont des SMS que Mungaray, le marin mexicain assassiné, recevait sur son téléphone portable. On les a pris pour des messages d’amour. On s’est trompé sur toute la ligne ! Si on fait la bonne traduction et qu’on les met bout à bout, c’est évident.
Oreste la regardait avec des yeux effarés :
— Ce sont les extraits d’un poème, explosa Maline. Ce sont des extraits de Demain, dès l’aube, de Victor Hugo ! Son poème le plus célèbre, celui que tous les enfants de France apprennent à l’école ! Moi aussi, je l’ai connu par cœur, un jour… Comme tout le monde. C’est ce que je cherchais depuis hier !
— Que vient faire ce poème dans cette histoire ?
Il regarda à nouveau sa montre. Maline semblait surexcitée :
— Je serais vous, Oreste, je resterais encore un peu. Dans cette affaire de meurtre, j’ai enfin l’impression d’avoir trouvé un fil… Et croyez-moi, je vais tirer dessus !
Oreste hésita. Sa curiosité de journaliste finit par prendre le dessus. Il attendit. Maline était déjà au téléphone :
— Allo. Christian ? Oui, j’ai bien récupéré le paquet cadeau. Un joli bébé rose. Il se rappelle avec nostalgie du temps où tu le faisais sauter sur tes genoux. Il adorait cela !
— O.K. Maline, dis-lui bonjour. Je suis en réunion, là. C’est urgent ?
— Oui. Très ! Mais ce n’est pas au rédacteur en chef que je m’adresse, c’est au spécialiste de Victor Hugo.
Maline expliqua en quelques phrases sa conclusion sur les citations espagnoles.
— J’ai une autre question, Christian, continua-t-elle. Ecoute cela. « Il faut bien que l’herbe pousse et que meurent les enfants ». Est-ce que c’est également une phrase de Victor Hugo ?
— Bien sûr, répondit aussitôt Christian Decultot. Tu le trouveras dans Les contemplations, tout comme Demain, dès l’Aube, c’est un extrait d’un long poème intitulé A Villequier. Les deux poèmes ont le même thème, la douleur de Victor Hugo après la noyade de sa fille Léopoldine, dans la Seine, à Villequier, et ses errances, ses méditations, le long du fleuve.
— D’accord ! Je connais l’histoire ! Et cette autre phrase, elle est également de Victor Hugo je suppose ? Elle lut : « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne ».
— Désolé de te décevoir sur ce coup-là, mais Victor Hugo n’a jamais écrit cela !
— Tu en es sûr ? Comment peux-tu savoir ? Il a écrit des milliers de pages.
— Certain ! Je suis incollable sur Hugo. Ça ressemble à du Hugo, si tu veux, mais cette phrase n’est pas de lui !
Maline marqua un silence de déception et poursuivit :
— O.K., ce n’est pas grave, je trouverai plus tard. Merci Christian.
— Dis-moi, Maline, je croyais que l’affaire Mungaray était bouclée ? Tu n’es pas en train de chercher des complications ? Le fait que l’amoureuse de ce Mexicain apprécie Victor Hugo et le traduise en espagnol ne constitue pas un nouveau crime que je sache. Ce serait même plutôt une marque de goût, non ? Bon, salue Oreste de ma part, promène-le gentiment dans le coin, trouve le temps de m’écrire les articles pour la prochaine édition, fais dans le récit de cape et d’épée si tu veux, mais ne va pas m’agiter de nouvelles vagues…
—Merci, Christian. Bises.
Elle raccrocha et se tourna vers Oreste :
— Ça vous intéresse toujours, l’idée d’une balade dans la vallée de la Seine ?
Maline perçut dans les yeux clairs d’Oreste un soupçon de surprise, une bribe d’intérêt.
— Quel rapport avec ces poèmes ?
— Il ne s’agit pas de poèmes, Oreste. Je n’ai pas du tout l’impression que le jeune Mungaray était un amoureux de Victor Hugo. Ces messages, Oreste, ce sont les indices d’un code entre des matelots qui portent le même tatouage, les indices d’un jeu de piste dans lequel l’un d’entre eux a trouvé la mort !
Oreste regarda Maline avec une stupéfaction croissante.
— Oreste, les jeux de piste, vous voyez ce que je veux dire ? Votre papa ne vous a pas mis chez les scouts de France quand vous étiez gamin ? Allez, je vous emmène. On part à Villequier !
27. Buffet froid
8 h 49, commissariat de Rouen, 9, rue Brisout-de-Barneville
L’inspectrice Colette Cadinot sortit de la salle d’interrogatoire. Le commissaire Paturel l’attendait devant la porte, deux gobelets de café à la main. Il en tendit un à l’inspectrice.
— Alors ? demanda le commissaire.
— Il ne parlera pas ! répondit Cadinot. Il reste bloqué sur sa version.
Ils demeurèrent quelques instants silencieux. Colette Cadinot vida son café.
— Tu en penses quoi, toi ? continua l’inspectrice. Tu l’as interrogé aussi, une bonne partie de la nuit.
Paturel se frotta le crâne, hésitant.
— J’en sais rien, Colette. D’un certain côté, Daniel Lovichi a l’air plutôt sincère. Mais sa ligne de défense ne tient pas debout. Le poignard tombé du ciel, l’absence d’alibi, aucun souvenir de quoi que ce soit…
Colette broya dans sa main le gobelet vide et répondit :
— Il peut être sincère quand il dit ne se souvenir de rien et être tout de même le meurtrier ! Ce type est ravagé par la coke, Gustave. Son cerveau fonctionne en alternatif. Il n’est pas conscient de ses actes. Si ça se trouve, demain, il ne se souviendra plus de l’agression de cette nuit. Va pas te torturer, Gustave. Il avait l’arme du crime entre les mains, il n’a aucun alibi, il a même un mobile, la coke…
— Un peu court tout de même l’alibi, Colette. Tu ne trouves pas ? On a la preuve qu’il n’y a jamais eu de drogue sur le Cuauhtémoc, ni dealers, ni rien.
— On le sait maintenant. Lovichi, lui ne pouvait pas le savoir. Il le croyait. Il le croit toujours, tu l’as entendu ; ce type est taré. Il a très bien pu faire le coup. C’est un miracle qu’on ait réussi à le coincer aussi rapidement. Ça va permettre de calmer tout le monde jusqu’à la parade de la Seine le 14 Juillet. Ensuite, il sera toujours temps d’affiner les détails, de se pencher sur les zones d’ombre. Tout finira bien par s’expliquer avec le temps.