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— Tu as sans doute raison Colette. Repose-toi un peu.

Le commissaire Paturel laissa l’inspectrice et avança dans le couloir pour se rendre à son secrétariat. Il avait volontairement coupé son téléphone portable et demandé à Sarah de filtrer les appels. Il voulait un peu de calme pour faire le point. Depuis ce matin, tout le monde l’avait déjà félicité. Le préfet lui-même l’avait appelé à six heures du matin.

Tout le monde semblait soulagé. Il allait faire une conférence de presse très rassurante, sans insister sur les détails encore obscurs, et tout le monde serait content.

Après tout, maintenant, que restait-il comme inconnues ?

Pas grand-chose, finalement.

Les tatouages, les SMS en espagnol, la fille blonde qu’on n’avait pas identifiée, les messages morbides : tout ceci n’avait peut-être aucune importance et aucun rapport avec l’enquête.

Il ne restait véritablement que deux points noirs. La marque au fer rouge, tout d’abord. Après tout, Daniel Lovichi était braque, et il fallait être complètement braque pour pratiquer ce genre de torture, pour marquer un type mort au fer rouge. Daniel Lovichi pouvait autant l’avoir fait qu’un autre. Restait la question du corps de Mungaray, l’absence de putréfaction pendant trois heures. Cela, c’est clair, il valait mieux éviter d’en parler à la presse ! Mais qu’est-ce que ce truc de fou changeait à la culpabilité potentielle de Daniel Lovichi ? Rien, en fait !

Au bout du couloir, il vit s’approcher la maigre silhouette d’Ovide Stepanu. A coup sûr, en voilà un qui allait douter de la version officielle et qui allait lui faire valser ses belles certitudes.

— Gustave ! Je te cherchais.

Le commissaire Paturel se prépara au pire.

— J’ai continué sur ma théorie d’hier soir. Tu sais, les pirates.

Il n’arrêtait donc jamais ? Le commissaire tenta de le raisonner :

— Excuse-moi Ovide. On n’a pas dormi de la nuit. On est tous à cran. On a trouvé un coupable, et c’est du sur mesure. Alors, ne viens pas me dire que tu es toujours sur ta théorie de pirates et de chasse-partie…

Ovide, visiblement vexé, montra au commissaire son front :

— Eh oh Gustave. Y a pas écrit « la presse » là. Je connais mon métier. Je ne viens pas te parler de Lovichi, je viens te parler du reste. Les tatouages, la marque au fer rouge. Excuse-moi de jouer les trouble-fêtes, mais ne me dis pas que c’est Lovichi qui a fait ça !

Gustave soupira :

— Vas-y.

— J’ai enquêté sur Ramphastos, de son vrai nom Pierre Poulizac. Ce type n’a pas une histoire banale. Marin au long court de treize à quarante ans, il devient « monsieur contes et légendes de la marine » dans les années 1980, la coqueluche des médias, avant que l’alcool ne prenne le dessus et qu’il se fasse virer de partout. Mais je viens juste d’avoir les documents que j’ai demandés cette nuit au ministère. Avant de sombrer dans l’alcool, Pierre Poulizac était un type très surveillé par la sécurité intérieure, surtout dans ces années-là. Il a même fait partie de la liste des écoutes de l’Elysée. Ce type a été fiché jusqu’en 1998 comme anarchiste !

— Ils fichent les anarchistes à la DST ?

— Pour eux, je suppose qu’un anarchiste qui tourne mal peut vite devenir un terroriste. Selon le dossier, Poulizac a même fréquenté de façon assez proche Hakim Bey…

— Hakim Bey, l’anarchiste qui a inventé les zones d’autonomie temporaire ? Il paraît qu’il redevient à la mode dans les campus, depuis 2006…

— Oui, mais Poulizac l’aurait surtout fréquenté dans les années 1970, lors de son séjour de sept ans en Iran. Pour la doctrine anarchiste moderne, les fameuses zones d’autonomie temporaire sont très explicitement les déclinaisons modernes des utopies pirates. De là à penser que Pierre Poulizac est l’un des inspirateurs d’Hakim Bey, il n’y a qu’un pas… Tu comprends alors pourquoi Poulizac dit Ramphastos, était fiché par la DST. Les TAZ sont les cauchemars des Etats modernes, des rave-parties aux manifs contre l’OMC…

Le commissaire avait pour principe de toujours écouter Stepanu, par prudence, même s’il ne voyait pas où l’inspecteur voulait en venir :

— O.K. Ovide, tu as raison. Ramphastos, Poulizac si tu préfères, a fréquenté les milieux anarchistes. C’est son côté pirate... Mais quel rapport tu vois avec notre affaire ? On le tient, le coupable.

— O.K., on a un coupable, si tu veux, mais on ne comprend toujours rien à cette affaire ! Pour ma part, je reste sur mon idée que ces tatouages représentent une chasse-partie de marins qui se retrouvent autour d’idéaux pirates anarchistes. Daniel Lovichi peut très bien avoir été payé pour tuer Mungaray, pour tuer Ramphastos aussi… Il peut aussi être le grain de sable qui vient perturber une organisation avec laquelle il n’a rien à voir. Il tue sans le savoir, en état de manque, le membre d’une chasse-partie anarchiste.

— Tu veux en venir où, Ovide ?

— J’ai la très nette impression qu’on se fait endormir avec ce coupable qui nous tombe du ciel. Il y avait presque encore le papier cadeau autour, tu ne trouves pas ? Alors logiquement, je me demande pourquoi on cherche à nous endormir. Au risque de paraître rabat-joie, j’ai la très désagréable impression que pendant qu’on se concentre sur Lovichi, un sale coup, un très sale coup se prépare dans notre dos.

Le commissaire se dit que la journée avait trop bien commencé et que Stepanu était en train de lui pourrir.

— Désolé Ovide. J’ai tendance à suivre tes intuitions, généralement. Mais là, tu me comprendras, je préfère aller annoncer au préfet que je tiens un coupable, plutôt que de lui faire ton coup du trouble-fête et l’avertir qu’un complot terroriste se prépare sur l’Armada !

L’inspecteur Stepanu allait sans doute chercher à contre-argumenter, lorsque le médecin légiste, Jean-François Lanchec, déboucha à l’autre bout du couloir. Il semblait plus excité que jamais :

— Commissaire ! Regardez !

Le légiste tenait dans ses mains une série de feuilles bardées de formules complexes.

— La police scientifique nationale vient de me les envoyer ! Je les attendais depuis hier. C’est bien ce que je pensais, mais je n’ai pas voulu vous en parler avant.

— Quoi ? explosa le commissaire en lui arrachant les feuilles des mains.

Il jeta un coup d’œil mais ne comprit rien aux formules.

Lanchec répondit à grand renfort de moulinets de bras :

— Le cadavre de Mungaray ! J’ai la solution de l’énigme ! L’absence de symptômes de dégénérescence. C’était tout simple finalement, il suffisait d’y penser. Ils me l’ont confirmé à la police scientifique nationale. Ils ont déjà eu le cas. Commissaire, écoutez ça, vous n’allez pas le croire, le cadavre a été congelé ! Moins de cinq minutes après sa mort, le corps de Mungaray a été mis dans une chambre froide, un congélateur ou quelque chose du genre. On ne l’a ressorti que trois heures plus tard !

Devant le visage atterré du commissaire, Lanchec lui reprit ses notes des mains :

— Je vous fais un rapport ! Mais je voulais vous prévenir avant…

Il disparut aussi vite qu’il était arrivé.

Le coup de poing que le commissaire donna dans la cloison du couloir du commissariat fit trembler la mince paroi. Une pluie de morceaux de peinture écaillée tomba sur leurs habits.

— Mungaray a passé trois heures dans un congélo ! Qu’est-ce que tu dis de cela Ovide ? Un congélo, maintenant ! Pourquoi avoir l’idée de planquer un cadavre dans un congélo ?