Il se passait quelque chose d’anormal ! Le regard incrédule des autres marins le confirmait.
Chacun écarquilla les yeux. Il n’y avait aucun doute, le jeune Mexicain avait détaché le crochet de sécurité qui le reliait à la vergue. Le marin regarda le ciel, sembla prononcer quelques mots, peut-être une prière, puis scruta à nouveau les quais, comme s’il cherchait à repérer la plus séduisante de ses admiratrices.
Soudain, il salua la foule d’un geste de toréador et s’élança.
Pendant quelques instants irréels, il défia le ciel et la Seine, les bras en croix, comme les ailes déployées des immenses oiseaux.
Des cris d’épouvante traversèrent la foule. Des appareils photos crépitèrent.
Il ne s’était pas passé une seconde lorsque le marin mexicain rassembla ses bras, droit devant lui, dans le prolongement exact de ses épaules. Le corps du plongeur s’inclina, suivant une courbe parfaitement maîtrisée.
Telle une torpille, il transperça l’eau grise de la Seine.
Sans presque une éclaboussure.
Un plongeon de plus de quinze mètres. Esthétiquement, d’une absolue perfection.
Les spectateurs sur les quais, décontenancés, hésitaient sur la conduite à tenir. Il y eut à peine quelques applaudissements. Chacun observait la surface de l’eau déjà redevenue calme. Les zooms des appareils photos et les jumelles se braquèrent, guettant le moindre mouvement de l’onde. Sur le Cuauhtémoc, des dizaines de cadets mexicains se précipitèrent sur le franc bord, tous aussi inquiets. Le trois-mâts mexicain ralentit sa course, jusqu’à s’arrêter, avec une rapidité surprenante pour un tel navire.
De longues secondes s’écoulèrent. L’inquiétude monta à son paroxysme.
Déjà plus d’une minute que le marin mexicain avait disparu dans la Seine.
Sur le pont du Cuauhtémoc, on décrochait en hâte un canot.
Le silence sur les quais était désormais insupportable.
Une autre minute.
— Il faut faire quelque chose ! cria une voix.
Quelques spectateurs, sans attendre, avaient déjà appelé le SAMU ou la police. Quelques autres étaient sur le point de se jeter à l’eau.
Deux minutes et dix-sept secondes.
La surface du fleuve se troubla soudainement et le fin visage du marin mexicain surgit de l’eau. Tout sourire.
Dans l’instant qui suivit, une immense clameur emplit les deux rives du fleuve, unies dans la même émotion. Sur le Cuauhtémoc, on renonça à jeter le canot à l’eau. Le jeune héros mexicain salua une nouvelle fois la foule et rejoignit le voilier dans un crawl impeccable. En montant l’échelle de corde du navire, il fit un dernier signe à ses admirateurs, d’ailleurs surtout des admiratrices.
Quelques centaines de photographies immortalisèrent une ultime fois son torse luisant, son pantalon en toile blanc trempé, presque transparent, collant ses cuisses.
Le plongeur disparut sur le pont. Le Cuauhtémoc continua sa course et la foule se dispersa, non sans se questionner sur la signification du spectacle auquel elle venait d’assister.
Pari stupide ? Acte insensé ? Provocation ? Opération puérile de séduction ?
Aucun des spectateurs pourtant n’approchait la vérité.
Aucun ne pouvait se douter que ce qu’il avait vu n’avait aucune importance. La véritable explication tenait à ce que personne n’avait vu !
Personne sauf ce marin mexicain.
Carlos Jésus Aquileras Mungaray, dit Aquilero.
Il savait ce qu’il risquait : une mise à pied, un blâme, des corvées interminables. Plusieurs jours de consigne sur le bateau, sans aucun doute. Avec interdiction stricte de sortie.
Tout ceci, il le savait, il l’acceptait. Le jeu en valait la chandelle.
Tout ceci, toute cette mise en scène n’avait qu’un but. Passer deux minutes dix-sept sous la Seine, au large de Quillebeuf.
Le mercredi 9 juillet, à 18 heures exactement, soit cinq jours après son « exploit » de Quillebeuf, Carlos Jésus Aquileras Mungaray fut autorisé pour la première fois à prendre une permission hors du Cuauhtémoc. Son plongeon de Quillebeuf avait fait beaucoup de bruit pendant quelques jours. Des plus hauts gradés jusqu’à ses camarades de chambrée, chacun avait cherché à comprendre son geste. Peine perdue.
Pour faire pression, les autorités du Cuauhtémoc avaient prévenu la famille du jeune marin mexicain. Mais chacun savait sur le voilier que les Mungaray appartenaient à une riche et puissante famille de propriétaires forestiers mexicains, qui avait fait fortune dans le commerce de bois exotique depuis plusieurs générations. Le jeune Carlos Jésus, qui exigeait de ne se faire appeler que par le surnom d’Aquilero, était jeune, beau, riche… et arrogant.
Il se fichait bien des menaces de ses supérieurs.
Aquilero quitta le Cuauhtémoc peu après 18 heures, en compagnie de trois autres marins mexicains, bien décidé à rattraper le temps perdu. Casquettes blanches vissées sur le crâne, chemises blanches immaculées, galons aux épaules, pantalons impeccables, les quatre marins, dont trois d’entre eux étaient déjà présents lors d’Armadas précédentes, savaient que la nuit allait être longue. Ils connaissaient le prestige de leur uniforme. Pendant les heures qui suivirent, ils arpentèrent les rues médiévales de Rouen. Ils répondirent aux sourires charmés des belles estivantes, plaisantèrent en espagnol, acceptèrent sans rechigner de se laisser prendre en photo, échangèrent leurs casquettes, s’arrêtèrent aux terrasses, commandèrent des Corona en admirant les jambes qui passaient.
Le temps s’écoula rapidement. Lorsque la nuit commença à tomber, presque une dizaine de bières plus tard, les quatre marins mexicains se décidèrent à passer aux choses sérieuses.
La Cantina !
Pas seulement parce que le tarif des consommations y était réduit pour les marins, mais avant tout parce que tous les soirs, près de deux mille danseurs s’entassaient sous l’immense tente. Une incroyable fête ininterrompue, toutes les nuits. Une fête dont, bien entendu, les marins étaient les rois…
Dans le petit jeu de la concurrence entre équipages, les quatre marins du Cuauhtémoc savaient qu’ils n’avaient pas grand-chose à craindre. Leur cote était au plus haut. Une réputation qu’ils avaient patiemment bâtie et confirmée au fil des Armadas, depuis 1989.
Les latin lovers de l’Armada !
Aquilero avait tourné comme un aigle dans une volière depuis quatre nuits, écoutant avec une envie toujours plus pressante les récits incroyables des conquêtes amoureuses de ses camarades de chambrée.
Si facile !
Si facile lorsque l’on sait danser sur des rythmes latins, que l’on sait porter l’uniforme et que l’on connaît quelques compliments galants français à prononcer avec l’accent sud-américain.
La Cantina était déjà pleine à craquer lorsqu’ils arrivèrent. La chaleur était étouffante, la file d’attente pour accéder aux bières impressionnante. Les quatre marins mexicains se séparèrent en se souhaitant bonne chance.
Aquilero se fraya un chemin à travers les corps en sueur. La salsa succédait à la timba. La plupart des danseurs ne percevaient aucune différence.
Il observa un instant la scène avant de se jeter dans l’arène. Dans un manège incessant de jupes, les filles passaient de main en main, dansant, riant, totalement désinhibées.
Les corps se collaient, se décollaient. Les boutons des chemises des marins sautaient les uns après les autres. Aquilero observa, amusé, quelques jeunes Rouennais tenter de concurrencer les marins sud-américains, se déhanchant, empoignant avec le plus de naturel possible hanches, fesses et chutes de reins… Sans doute des heures d’entraînement. Aquilero sourit : il ne leur manquait pas que l’uniforme, il leur manquait surtout une cambrure, une ondulation, quelque chose qui ne s’apprend pas.