— Vous m’avez caché que vous avez harponné l’assassin de Mungaray hier soir ! Avec un stylo en plus ! Vous êtes décidément une fille pleine de ressources !
Maline gênée, tenta de faire diversion :
— C’est de l’histoire ancienne… On devrait plutôt réfléchir à…
— Tss tss. J’adorerais parler de cela dans mon article. Vous êtes une ancienne championne d’escrime ?
— Oui ! répondit Maline pour avoir la paix. Depuis l’âge de douze ans. Je sais, c’est un sport de vieille… Mais je pratique aussi des sports de jeunes vous savez. Piscine, jogging, équitation, et même du tir !
— Tout ça ?
— Eh oui. Les vieilles il faut qu’elles s’entretiennent !
Oreste avait l’air réellement impressionné, lorsque soudain, il éclata de rire :
— Je n’y crois pas, Maline ! Natation, équitation, course à pied, escrime, tir ! Ne me dites pas que vous faites du pentathlon.
Maline rougit, piégée.
— Moderne ! On dit pentathlon moderne !
— Sans blague ? Vous êtes combien à pratiquer ce sport en France ? Cinq mille ? Dix mille ?
— Cinq cent quatre-vingt-dix-sept, précisa Maline. Du moins c’est le dernier chiffre officiel que je connais. Dont trente-sept femmes… Ça ne vous épatera donc pas beaucoup si je vous dis que j’étais une des meilleures de France, à l’époque, quand j’ai arrêté.
Oreste Armano-Baudry riait maintenant aux éclats :
— Le pentathlon moderne ! Mais c’est une discipline préhistorique ! Un truc de châtelain. Quelque part entre le golf et la chasse à courre ! Je ne savais pas qu’on avait le droit de le pratiquer sans particule. Et c’est vous qui me faisiez la morale, qui me traitiez de bébé bobo… Votre papa ne vous a pas mis chez les scouts ?
Maline tenta vainement de se défendre :
— J’ai été scolarisée à l’école primaire Pierre de Coubertin, près de l’endroit où le baron a habité, à Mirville. Comme Pierre de Coubertin a inventé le pentathlon moderne et l’a imposé comme sport olympique, notre instituteur a trouvé amusant de nous initier… J’ai trouvé amusant de continuer, un certain temps…
Oreste reprenait son souffle.
— Excusez-moi, Maline, je ne voulais pas vous vexer. Mais mes copines, elles ont plutôt tendance à faire du surf, de la planche, des trucs comme ça…
Maline n’avait aucune envie de lui répliquer qu’elle pratiquait aussi le roller. Elle n’était pas une de ses copines et n’avait pas envie de le devenir. Elle était néanmoins touchée.
— O.K., Oreste. Moi, on m’a plutôt vanté votre QI, pas votre sens de l’humour. Si au moins une fois dans la journée, vous pouviez avoir une idée constructive, cela nous avancerait.
Oreste encaissa :
— Rappelez-moi la phrase qui nous intéresse ?
— « Mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne »…
Oreste demeura concentré quelques instants, puis dit :
— Pourquoi ne pas aller faire un tour au cimetière ?
Ce n’était pas idiot !
— Vous voyez Oreste, quand vous faites un effort !
Le cimetière entourait l’église de Villequier, à moins de cent mètres du pub irlandais. Maline et Oreste poussèrent la grille de fer et entrèrent. Le cimetière, légèrement surélevé par rapport à la Seine, dominait joliment le village de Villequier et le méandre naturel.
Maline et Oreste avancèrent. Ils n’avaient pas fait dix pas dans le cimetière que le spectacle les laissa muets.
Une douzaine de tombes étaient alignées.
Pour matérialiser chaque emplacement, chaque tombe était surplombée d’une haute stèle de marbre et entourée d’une grille en fer forgé. Autour des grilles noires couraient des rosiers grimpants et des bouquets de bruyère.
Un étonnant mélange de romantisme et de solennité.
Les noms inscrits sur les tombes donnaient encore davantage de force aux lieux.
Sur une tombe on lisait : « Adèle, femme de Victor Hugo » ; sur une autre : « Charles Vacquerie et Léopoldine Hugo » ; sur une troisième : « Adèle Hugo – 1830-1913 ».
L’autre fille de Victor Hugo, la fameuse Adèle H…
Même Oreste sembla sensible à l’émotion que dégageait le lieu. Ils demeurèrent de longues minutes à observer cet impressionnant souvenir de la famille Hugo, réunie à jamais, entre la Seine et les falaises. Cependant, aucune solution nouvelle à leur énigme ne se profilait.
Après l’examen des autres tombes, Maline se rapprocha de celle toute proche d’Auguste Vacquerie, l’ami de Victor Hugo, le propriétaire des lieux. Une longue épitaphe était gravée sur la stèle. Auguste Vacquerie expliquait qu’il avait souhaité être enterré près de sa mère, car du temps où sa mère était vivante, elle avait toujours dormi dans une chambre à côté de la sienne. Soudain, Maline sentit l’adrénaline monter en elle. Elle dut se retenir à la grille de fer de la tombe devant elle.
Auguste Vacquerie terminait son épitaphe par ses mots : « Ainsi mourir pour moi n’aura rien de troublant. Et ce sera reprendre une habitude ancienne ».
Elle avait trouvé !
Maline jubila, goûtant pleinement ce sentiment qu’elle connaissait bien, qu’elle appréciait tant, celui de l’enquêtrice qui tire le bon fil et qui petit à petit, démêle la pelote.
Jusqu’où ?
Elle appela Oreste, qui eut le succès modeste :
— Le cimetière ! C’était l’évidence. Vous voyez Maline, il suffisait de me demander !
— Et maintenant ?
— La suite logique du jeu de piste ? L’église, bien entendu !
Ils entrèrent dans la petite église de Villequier. Elle était vide, à l’exception d’un jeune homme, très grand, blond, qui contemplait au fond de l’église, avec une concentration extrême, un vitrail. Oreste se pencha sur le livre d’or de l’église, posé en évidence sur le premier banc : des admirateurs de Hugo venus du monde entier avaient laissé des impressions émues dans des langues diverses.
Maline apprécia l’instant.
L’église de Villequier avait le charme des chapelles marines. Un havre de calme et de fraîcheur. Elle s’avança, croisant un instant le regard du géant blond qui se dirigeait vers la sortie.
Maline ne pouvait pas savoir !
Si à cet instant-là, elle avait mieux regardé, si elle avait dévisagé ce jeune homme, si elle avait gravé son visage dans sa mémoire, alors elle aurait pu, quelques heures plus tard, arrêter le cours de cette machination.
Elle aurait pu sauver des vies, tant de vies.
Mais elle ne pouvait savoir. La veste du géant blond, peut-être, aurait pu lui rappeler la veste d’un marin. Mais c’était un indice bien maigre. Maline n’avait aucune raison de faire attention à cet inconnu qu’elle croisa.
Pourtant, pendant les jours qui allaient suivre, les mois et même les années, Maline ne put jamais s’empêcher de repenser à cet instant où elle passa à quelques mètres de cet homme.
Il aurait suffit que sa mémoire enregistre.
Toute sa vie, elle s’en voudrait.
Mais ce n’était pas de sa faute.
Elle ne pouvait pas savoir.
Maline entendit la porte de l’église se refermer sur le jeune homme blond qu’elle venait de croiser. A son tour, elle se dirigea vers le vitrail au fond de l’église. Elle comprit pourquoi le jeune homme était si concentré à le regarder. Il s’agissait d’un vitrail bien étrange !
Il ne représentait pas une scène biblique, il représentait un abordage.