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Colette Cadinot enregistra mentalement. Elle avait également dans la tête la liste des comptes qu’elle venait d’éplucher pendant trois heures.

L’ascenseur s’ouvrit au huitième étage sur une fourmilière de secrétaires affairées. Paturel et Cadinot entrèrent dans un des centres névralgiques de l’Armada.

— Nous avons rendez-vous avec Jean Malochet, fit le commissaire.

— Dernier bureau, à gauche, répondit un sourire mielleux perché sur des talons hauts.

Paturel se fit la réflexion que Sudoku méritait bien son surnom de général. Il régnait sur un essaim en perpétuelle effervescence. Le général Sudoku leva les yeux vers eux lorsqu’ils entrèrent dans son vaste bureau, impeccablement rangé. Aucun dossier ne traînait. La grande table de bois devant lui était simplement occupée par un téléphone et une photographie.

Un gros plan de sa mère, beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui.

— Commissaire, inspectrice, entrez, fit Sudoku d’un ton cordial. Je vous attendais.

Ils s’installèrent. Sudoku adressa les félicitations d’usage aux policiers pour la capture du coupable dans la nuit. L’Armada entière respirait, maintenant.

Paturel ne lui ôta pas ses illusions. Pas tout de suite.

L’inspectrice Colette Cadinot fut la première à rompre les congratulations d’usage.

— Monsieur Malochet, nous sommes venus pour une question précise. Nous aimerions en savoir davantage sur les bateaux-promenades de l’Armada.

Sudoku ne cacha pas sa surprise :

— Les bateaux-promenades ?

— Oui, leur nombre… Comment ça marche, combien ça coûte, qui les gère…

— Si cela peut vous être utile…

Sudoku jeta un coup d’œil inquiet à sa mère, dans son cadre, comme pour lui demander de l’aide, puis continua :

— Eh bien… Il doit y avoir environ trente bateaux-promenades sur l’Armada. Ils proposent un peu de tout : traversée de la Seine, croisières sur le fleuve, petits-déjeuners, repas, buffets, dîners, cocktails, conférences, soirées dansantes sous les feux d’artifice… Des centaines de balades par jours, des milliers de croisiéristes, de promeneurs, de convives, tout ce qui compte comme entreprise dans la région se doit d’y passer, c’est le must, l’expérience incontournable, la réception sur la Seine. Mais ce n’est pas cela l’âme de l’Armada. Son âme c’est…

— O.K., coupa sèchement l’inspectrice Cadinot. Je comprends le business… A votre avis, cela rapporte beaucoup, un bateau-promenade ?

Sudoku regarda une nouvelle fois sa mère, comme pour se donner du courage. Son visage s’éclaira soudain d’un sourire étrange :

— Si vous voulez vraiment savoir, les croisières, surtout avec des repas servis à bord, c’est de loin ce qui rapporte le plus sur l’Armada. Si vous voulez investir dans quelque chose qui rapporte, c’est sur les balades au fil de l’eau qu’il faut miser !

— Pourquoi ? intervint enfin le commissaire Paturel.

— Tout simplement parce que l’offre est limitée et la demande énorme… Il n’y a pas tant de bateaux-promenades disponibles en France, même s’il en vient d’un peu partout, de Bretagne, de Vendée, des Pays-Bas… Les prix peuvent flamber… C’est la loi du marché ! Les boîtes sont prêtes à casser leur tirelire pour l’événement. Mais fort heureusement, l’Armada, ce n’est pas que ce business. Tout le reste est gratuit. C’est ce qui est gratuit qui…

— Comment ça se passe ? coupa encore Colette Cadinot. A qui appartiennent les bateaux-promenades ? Qui gère toute l’organisation, les réservations, les repas, la publicité ?

Sudoku soupira. Il implora à nouveau sa mère d’un regard de biais. Il semblait consterné qu’on ne puisse s’intéresser qu’à cette dimension commerciale de l’Armada.

— Presque toujours, fit-il d’une voix traînante, les bateaux appartiennent à leur capitaine. Ensuite, il y a deux cas. Soit les capitaines gèrent tout eux-mêmes, la commercialisation, les repas, le service… Mais c’est évidemment compliqué pour eux, surtout lorsqu’ils viennent de loin et qu’ils ne connaissent pas le tissu industriel local. Donc l’autre solution, c’est qu’une entreprise se charge de tout, y compris de faire venir les bateaux-promenades : elle loue le bateau, son capitaine et son équipage, pour un prix donné pendant toute la durée de l’Armada. Le capitaine est assuré d’un fixe et il n’a pas à se compliquer la vie avec la commercialisation.

L’inspectrice Cadinot posa soudain un dossier cartonné sur la table de verre. La photographie de Jacqueline Malochet en trembla.

— Monsieur Malochet, connaissez-vous la CYRFAN SARL ?

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre.

— Cette entreprise a loué six bateaux-promenades ! Le Henri IV, la Buse, le Capitan, le Jéricho, le Jean-Sébastien Mouche et le Surcouf.

Sudoku haussa les épaules, mais des gouttes de sueur qui perlaient aux bouts de ses cheveux jaunes trahissaient un malaise :

— Je… Je n’en sais rien. Je sais juste qu’il s’agit de bateaux-promenades sur l’Armada. Je connais ces noms bien entendu. Mais je n’ai aucune idée de comment ils organisent leur commerce. Ça relève du privé. Moi je gère les bénévoles. Alors, le nom des entreprises, leur business…

Le commissaire Paturel attrapa le regard de Sudoku au moment où il fuyait vers le portrait de sa mère. Il essaya d’y mettre une profonde humanité :

— Monsieur Malochet, on a fait une enquête rapide… Il apparaîtrait que quelques-uns de ces capitaines grognent. Curieusement, uniquement ceux dont les bateaux et les équipages ont été loués par la CYRFAN SARL. Cette société aurait loué les bateaux très longtemps avant l’Armada, entre trente mille et cinquante mille euros pour l’ensemble de la manifestation. A cette époque-là, les capitaines pensaient faire une bonne affaire. Une rentrée nette d’argent ! Mais depuis le début de l’Armada, ils ont parlé avec les capitaines des autres bateaux-promenades, et ils ont sorti leur calculette. La CYRFAN SARL se fait beaucoup, beaucoup plus que cinquante mille euros pendant l’Armada. Elle a attendu le dernier moment et elle a fait flamber les prix. Sur la plupart des autres bateaux, les capitaines sont intéressés aux bénéfices, touchent un pourcentage… Mais pas ceux qui ont traité avec la CYRFAN.

Sudoku avait enfoui sa tête entre ses mains. Par la large baie vitrée du bureau, on apercevait une bonne partie de la ville, un bout de la Seine, le haut des mâts des voiliers entre les immeubles, le sixième pont… Une vue splendide. Il se redressa, visiblement énervé :

— Mais enfin commissaire, inspectrice, où voulez-vous en venir ? Vous venez me poser des questions et apparemment, vous connaissez déjà les réponses ? C’est quoi, cette histoire ? Vous voulez mon avis, c’est cela ? Je vais vous le donner alors.

Il se redressa et afficha un visage déterminé, presque en colère et continua d’une voix dont le timbre allait crescendo :

— Si cette boîte, la CYRFAN, a ainsi arnaqué quelques capitaines trop naïfs, on ne peut rien contre elle… Juridiquement du moins ! Elle n’a rien fait d’illégal... C’est le commerce… Moralement, par contre, c’est une autre affaire ! Les marins, en général, n’aiment pas trop qu’on se fasse une petite fortune sur leur dos. C’est un peu comme le producteur de salades qui voit ses laitues dans les rayons de l’hypermarché vendues dix fois plus cher que le prix qu’il a négocié avec le grossiste. Ce n’est pas illégal, mais cela énerve… Vous ne trouvez pas ? A mon avis, les types qui sont derrière cette boîte, la CYRFAN SARL, risquent d’avoir des discussions musclées avec les marins… Surtout s’ils cherchent à arnaquer des marins bretons…