— Sans doute, fit l’inspectrice Cadinot. Sauf que la CYRFAN est une société écran, tous les bateaux-promenades ont été ensuite reloués par une série d’intermédiaires. Impossible de savoir pour eux qui se cache véritablement derrière. On a mis la police fiscale sur le coup… Mais cela va prendre un peu de temps avant que l’on découvre ce qui se cache vraiment derrière cette boîte…
Sudoku s’agita, comme s’il était maintenant pressé de terminer la conversation. Il repositionna le cadre de la photographie de sa mère et lança un sourire maladroit aux policiers.
— En tous les cas, si vous enquêtez sur une telle affaire, c’est qu’au moins, toute cette histoire de crime est réglée. C’est bien là le principal… A tout prendre, je préfère une telle arnaque à un meurtre.
Le commissaire jeta un regard complice vers Colette Cadinot, puis parla d’une voix forte :
— On soupçonne Nicolas Neufville, l’homme d’affaires, d’être derrière la CYRFAN. On l’a filmé à deux heures du matin, la nuit du crime, devant le Surcouf. Il s’engueulait avec le capitaine du bateau !
La révélation du commissaire fit passer un frisson dans le cou de Sudoku. Ses cheveux jaunes se redressèrent sur son front :
— Et vous… Vous… Vous pensez qu’il y a un lien entre le meurtre de Mungaray et cette affaire de bateaux-promenades ? Je croyais que vous aviez coincé le meurtrier ?
— Là, c’est vous qui extrapolez, monsieur Malochet, fit froidement l’inspectrice Cadinot.
Sudoku réfléchissait vite. On avait trouvé le cadavre du marin mexicain en face du Cuauhtémoc, c’est-à-dire à proximité immédiate du Surcouf. La police, logiquement, avait fait le rapprochement avec Neufville qui se trouvait là au même moment. La police possédait peut-être également d’autres détails qu’il ignorait encore.
Sudoku lissa ses cheveux jaunes humides sur son large front dégarni. Après tout, si la police soupçonnait Nicolas Neufville, cela ne le regardait pas.
— Je vous souhaite bonne chance, fit Sudoku. Aller chercher des poux à Neufville pour une telle affaire de culbute commerciale, rien que cela, ne sera pas une mince affaire. Mais si en plus, vous essayez de prouver qu’il a quelque chose à voir dans le meurtre de ce jeune marin mexicain, qu’il aurait voulu supprimer un témoin gênant par exemple… C’est une affaire d’Etat que vous allez déclencher !
Jacqueline Malochet, dans son cadre doré, sembla d’accord avec la conclusion de son fils.
Dans l’ascenseur qui redescendait les huit étages, Colette Cadinot fit le point :
— Je suis prête à parier que c’est Nicolas Neufville qui se cache derrière cette société, la CYRFAN ! Ça tombe sous le sens, je ne crois pas au hasard. Mais cela ne fait pas pour autant de lui un assassin.
— Je sais, Colette, soupira Paturel. Je sais. Le problème, c’est que si la presse apprend cette affaire financière, elle ne va pas être longue, elle, à faire le rapprochement avec le meurtre. Notre Daniel Lovichi ne va pas pouvoir nous servir longtemps de pare-feu, surtout si la presse apprend les autres détails, la présence de Nicolas Neufville sur le lieu du crime, enregistrée par une caméra de surveillance, le passage du cadavre de Mungaray dans une chambre froide… Il va falloir faire vite, Colette, tu me mets tous les services fiscaux sur cette société fantôme, la CYRFAN, et tu me places Nicolas Neufville sous surveillance, discrète.
30. Modus et bouche cousue
15 h 32, voie sur berge de Villequier
Oreste Armano-Baudry écrasa le frein de tout son poids.
La Modus dérapa sur le côté. Deux roues décollèrent.
Maline hurla encore.
Elle crut que la voiture allait partir en tonneau, pour finir dans le fleuve à moins de dix mètres.
La Modus glissa encore pendant de longues secondes, sur deux roues, avant, à moins de trois mètres de la Seine, dans un nuage de poussière et une odeur de gomme brûlée, de retrouver son équilibre.
— A droite, Oreste ! cria à nouveau Maline, visiblement déjà remise de ses émotions. Le long de la Seine, sur la véloroute. Foncez, il va nous échapper !
Oreste n’eut ni le temps de réfléchir, ni de protester. Il appuya à nouveau sur l’accélérateur.
La route défilait. Oreste commençait à se rendre compte qu’ils étaient en train de commettre une folie ! La véloroute était strictement interdite aux voitures. Elle était large d’à peine deux mètres. Aucune barrière sur la gauche ne séparait la berge de la Seine !
Au moindre écart de direction, à peine quelques dizaines de centimètres, ils plongeaient.
— J’espère qu’elle s’arrête bientôt, cette piste cyclable, s’inquiéta Oreste.
La réponse de Maline lui glaça le sang.
— Elle est longue de plus de quinze kilomètres ! C’est l’ancien chemin de halage, il doit être praticable jusqu’au bout en voiture… Du moins je crois…Vous pouvez foncer !
Les doigts d’Oreste glissaient sur le plastique du volant.
Quinze kilomètres ! Quelle folie.
— Elle est devant, hurla à nouveau Maline, désignant la moto du fuyard, quelques centaines de mètres devant eux. On va l’avoir !
La Modus accéléra. En face d’eux, sur la rive gauche de la Seine, quelques villages s’inséraient dans un fabuleux écrin de verdure. Aizier. Vieux-Port.
Oreste Armano-Baudry n’avait guère l’occasion d’admirer le paysage. Le bitume était maintenant moins bien entretenu. L’absence de barrière entre la route et la Seine le rendait fou. Il sentait les roues de la Modus frôler la limite entre le bitume et la terre friable, la fragile terre meuble qui le séparait d’un fleuve, à peine un mètre plus bas. Il devait lutter contre un vertige, comme lorsqu’on longe un précipice.
Ne pas regarder sur le côté, vers le fleuve, concentrer son regard sur la route, devant.
— On le rattrape ! lança Maline.
Oreste ralentit cependant un peu, pour ouvrir la vitre de sa portière.
— Qu’est-ce que vous faites, ne ralentissez pas !
Oreste retirait sa ceinture de sécurité, ralentissant encore. Maline l’observa, éberluée :
— Vous n’allez pas sauter ?
Le journaliste parisien répondit d’une voix angoissée :
— Faites comme moi, Maline. Si on plonge, je ne veux pas crever noyé !
Il semblait maintenant un peu rassuré et accéléra de plus belle. La véloroute était déserte, heureusement ! Maline avait à son tour décroché sa ceinture de sécurité.
Pendant quelques centaines de mètres, à gauche, des bancs de sables stabilisés et plantés d’arbres séparèrent la véloroute du fleuve. L’impression de vertige s’estompa un peu. Oreste en profita pour accélérer encore. Ils gagnaient du terrain sur le motard, il était désormais à moins d’une soixantaine de mètres devant eux.
La branche d’un arbre frappa violemment la carrosserie de la Modus.
Maline sursauta.
Oreste, concentré, ne marqua pas le moindre écart de conduite.
Il tient le choc, pensa Maline, impressionnée.
— On va l’avoir, encouragea la journaliste. Sa moto n’a pas l’air puissante. Il va moins vite que nous.
Maline pointait son regard sur le motard, évaluant la distance qui les séparait. Elle diminuait ostensiblement. Ils étaient à moins de trente mètres. Après ce virage, ils seraient sur le fuyard !
Soudain, le motard fit un écart. Les roues quittèrent le bitume, Maline crut que la moto allait plonger dans la Seine. Elle resta quelques instants en équilibre précaire entre terre et fleuve, avant de se redresser et continuer.