La joute verbale réveillait les rangs clairsemés de l’amphithéâtre. Le maître de conférences, lui, commençait à être agacé par l’importun :
— Etrange ou pas, c’est comme cela ! C’est ce que nous apprend l’examen attentif des archives ! Pour le reste, je n’étais pas né en 1524 !
Il espéra mettre les rieurs de son côté, mais sa blague tomba à plat. Ramphastos ne le lâcha pas :
— Si je vous suis, il est prouvé que lorsque Jean de Verrazzane est arrivé à Dieppe, les cales de la Dauphine étaient vides. Nous avons toutes les raisons de penser qu’elles étaient pleines en partant de ce qui deviendra New York ! Ma question tient donc toujours : où est passé le butin ? Et la réponse me semble évidente : il l’a débarqué discrètement quelque part entre New York et Dieppe.
— Pourquoi aurait-il fait cela ? demanda au micro l’animateur, passionné par le débat.
— Pour garder la cargaison pour lui, pardi ! Pour ne pas tout donner au roi François Ier et à Ango. Le contrat était strict !
— C’est vrai ? demanda l’animateur en se tournant vers le conférencier.
— C’est vrai, concéda le maître de conférences.
A l’écran apparut une feuille transparente sur laquelle on pouvait lire les détails du « contrat pour l’affrètement de trois navires destinés au voyage des “Indes” » :
« Nous amiral et Ango prendrons au retour dudit voyage, pour le fret (...) desdits galions et nef, le quart de toutes les marchandises qui reviendront et seront rapportées (...) Et si aucun autre butin se fait à la mer sur les Mores, Turcs et autres ennemis de la foi et du Roi, monseigneur l’amiral prendra en préalable sur ce butin son dixième ».
— Mais cela ne prouve rien, ajouta l’historien.
Ramphastos continua, triomphant
— François Ier refusera de financer la seconde expédition de Verrazzane ! Il est très déçu des résultats économiques de la première expédition. On le serait à moins ! Qui armera la seconde expédition de Verrazzane ? Les banquiers rouennais, qui n’avaient pas pris part à la première ! Etrange, non ? Qu’est-ce qui a pu convaincre subitement les banquiers rouennais de l’intérêt économique de l’affaire ? Quelles preuves avaient-ils ? Imaginons maintenant, simplement, qu’entre New York et Dieppe, Jean de Verrazzane ait discrètement fait vider sa précieuse cargaison, tout ce qu’il a pu accumuler lors de sa découverte de la côte ouest des Etats-Unis, et qu’il l’ait dissimulé entre Le Havre et Rouen. Sur plus de cent kilomètres de méandres, les caches ne manquent pas. Il perd la confiance du roi, certes, mais a amassé assez de richesses en vallée de la Seine pour ponctionner quelques échantillons, à destination des banquiers rouennais, pour sa prochaine expédition.
Une nouvelle fois, l’animateur demanda la confirmation au conférencier officiel :
— Rien n’est faux dans les éléments factuels sur lesquels s’appuie monsieur, concéda l’historien. Mais la façon dont il les agence relève de la pure hypothèse. Mon statut d’historien scientifique ne me permet pas de m’aventurer aussi loin…
L’animateur ne voulait pas en rester là :
— Et Jean de Verrazzane ? demanda-t-il. A-t-il montré des signes extérieurs de richesse ? L’a-t-il dépensé un jour son précieux butin ?
Ramphastos ne laissa à personne d’autre que lui le soin de conclure :
— On ne le saura jamais ! Jean de Verrazzane a emporté son secret dans sa tombe. Si l’on peut dire... Lors de sa seconde expédition, en 1528, il fut surpris dans les Caraïbes par une tribu d’anthropophages, qui le tua et le dévora !
L’animateur, surpris, accusa le coup. Il regarda sa montre et bafouilla :
— Hum… Bien. Je crois que nous sommes informés. Je… Je vous remercie tous pour ce débat passionnant. Et … Heu… Je vous invite tous à passer au buffet…
32. La colombe, le crocodile et le requin
18 h 39, hôtel de Bourgtheroulde
Au bout du couloir, la lourde porte en chêne du « bureau » d’Olivier Levasseur était ouverte !
Maline, surprise, s’avança. Olivier se tenait debout au fond de l’appartement, en grande conversation avec un homme que Maline reconnut tout de suite.
Olivier Neufville !
Qu’est-ce qu’il fichait là ?
Maline essaya de dépasser sa colère. Il était un homme d’affaires important sur la scène de Rouen, cela n’avait rien d’étonnant qu’il soit là, après tout. Olivier Levasseur remarqua Maline dans le vestibule. Il lui fit signe d’entrer et de s’installer dans le couloir, tout en repoussant derrière lui la porte du salon.
Douche froide.
La tanière du fauve redevenait un banal bureau, avec sa sinistre salle d’attente. Maline soupira. Les retrouvailles romantiques qu’elle avait imaginées en montant l’escalier de pierre tombaient à plat ! Par la faute de cette crapule de Nicolas Neufville, par-dessus le marché.
Maline prit son mal en patience. Elle commença à feuilleter des magazines de voiliers posés sur la table basse. Ça ne la passionna pas. Elle découvrit même au milieu des revues un petit livre de poche, Le grand rêve flibustier, de Daniel Defoe. La présence de l’ouvrage le plus célèbre de piraterie lui apparut un peu incongrue chez le chargé de relations presse de l’Armada. Elle le feuilleta un peu, mais, une fois encore, n’eut pas le courage de se concentrer sur la lecture.
Déjà dix minutes.
Enervée, elle sortit son téléphone portable et consulta ses messages. Son père lui avait à nouveau laissé un mot ! Toujours la même litanie. Quand allait-elle passer ? Que voulait-elle pour son anniversaire ? Les bourguignons de passage… Maline lui répondit en deux phrases évasives qu’elle essayerait de passer, bientôt, de l’emmener à la parade de la Seine le 14 juillet.
Treize minutes…
La porte s’ouvrit enfin. Nicolas Neufville sortit du salon, radieux et tendit une main énergique à Maline :
— Décidément, on ne se quitte plus, mademoiselle Abruzze. Désolé de ne pouvoir passer plus de temps avec vous, il faut que je me sauve.
Il se sauva, effectivement. Mais Maline n’aima pas du tout le sourire empli de sous-entendus qui s’afficha sur le visage de l’homme d’affaires, lorsqu’il referma la porte de chêne de l’appartement.
Il la regardait comme une pintade qui allait passer à la casserole !
Elle se retourna vers Olivier. Le regard vert électrique du Réunionnais l’hypnotisa. L’image qui lui vint immédiatement fut qu’elle n’avait rien, vraiment rien, contre la casserole, si ce type acceptait de la déplumer.
Mais pas tout de suite !
— Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda Maline avec une agressivité forcée.
— Je crains que cela ne vous regarde pas, mademoiselle Abruzze.
Maline remarqua que Levasseur tenait à la main des dossiers. Elle lut le nom d’un logo sur une pochette glacée : CYRFAN SARL.
Elle n’en avait jamais entendu parlé, mais son regard se fit plus inquisiteur encore. Olivier Levasseur adopta une attitude gênée et se sentit obligé de lâcher quelques informations :
— Vous êtes incorrigible ! Je ne devrais rien vous dire... Sachez juste que le commissariat de police m’a demandé ce matin un certain nombre de renseignements…
— Sur Nicolas Neufville ?
— Sur Nicolas Neufville, entre autres…