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Le commissaire se tourna vers le panorama de la Seine, comme pour s’adresser directement au fleuve.

— Vous avez compris ce que cela signifie, je n’ai pas besoin de vous faire un dessin. Un premier matelot, Paskah Supandji, est assassiné ici, à la chapelle Bleue, à Caudebec-en-Caux, à 1 h 30. Pendant le même temps, Sergueï Sokolov est poignardé sur le Mir, sur les quais de Rouen, également à 1 h 30. Les légistes se donnent au maximum une marge d’incertitude d’un quart d’heure. Sachant qu’il y a au bas mot quarante kilomètres entre Caudebec-en-Caux et Rouen, au minimum quarante minutes de route, une évidence s’impose.

Il prit une profonde inspiration :

— Nous n’avons pas affaire à un assassin… Nous avons affaire à deux tueurs différents !

Les policiers s’agitaient comme des fourmis avant l’orage. Maline semblait perdre pied. Tout se brouillait dans sa tête.

Deux assassins différents ? Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Les crimes n’étaient donc pas commis par un tueur isolé ? Ils étaient programmés, organisés, coordonnés ? Par qui, par combien de personnes ? Quand cette folie allait-elle prendre fin ?

L’inspecteur Stepanu, au contraire, gardait son calme, du moins il le laissait paraître. Il ne sembla pas particulièrement surpris. La piste de la chasse-partie, du complot pirate, s’ouvrait à nouveau, se déployait sur un océan de mystère.

Il aimait cela.

— Et le mode opératoire ? demanda Stepanu au commissaire. Il est le même pour l’assassinat de Sergueï Sokolov ?

— Rigoureusement le même, confirma le commissaire. Un coup de couteau en plein cœur. Inutile de te préciser que Sergueï Sokolov avait tatoués sur son épaule cinq animaux, le requin, le crocodile, l’aigle, le tigre et la colombe.

— Et la marque au fer rouge ?

Le commissaire sembla faire un effort de mémoire, ou se perdre dans ses pensées. Il prit un temps avant de répondre :

— C’est la seule différence avec les deux autres meurtres. Sergueï Sokolov a simplement été poignardé. Mais aucun tatouage sur lui n’a été brûlé…

Ovide Stepanu prit également le temps de réfléchir, regardant successivement Maline, Oreste et le commissaire. Il tira ses conclusions à haute voix :

— Le meurtrier a assassiné Sergueï Sokolov en pleine Armada. A plus d’une heure du matin, certes, les quais commencent à être plus clairsemés. Il était assez simple de passer devant le matelot en faction devant le Mir, de s’approcher, de le surprendre, de lui planter un couteau en plein cœur sur un quai quasi désert, de s’éloigner en laissant le matelot dans une position laissant penser qu’il dormait. Mais déshabiller le marin, se munir d’un tison chauffé au fer rouge, brûler la chair, était évidemment impossible, devant le Mir, sur des quais encore fréquentés !

Le commissaire Paturel semblait exténué :

— On est dans la merde, Ovide. Dès demain, la presse va se déchaîner. Ça va être l’exode pour les touristes sur les quais et la ruée pour les chaînes de télévision du monde entier. Putain, qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Deux assassins ! Le même mode opératoire.

Ovide Stepanu ne cédait ni à la panique, ni au désespoir. Plus l’affaire s’embrouillait, prenait un tour sordide, plus il semblait à l’aise. Il en rajouta, même :

— Deux assassins, Gustave. Ou peut-être même davantage… Même mise en scène, même mode opératoire, sans vouloir jouer les trouble-fêtes, tout porte à penser que nous n’avons pas affaire à des meurtres isolés, mais à une organisation criminelle. On s’est trompé, Gustave, les tatouages ne représentent pas des matelots isolés, ils représentent des équipages. Le Cuauhtémoc, le Dewaruci, le Mir... Je me suis trompé. La chasse-partie a pu ne pas seulement être contractée entre quatre matelots. Elle a pu l’être entre tout un équipage, tout un équipage pirate… Combien ? Quelques dizaines d’hommes ? Davantage encore ?

Le commissaire s’avança d’un mètre, domina l’inspecteur Stepanu de toute sa corpulence, et expulsa une partie de sa tension :

— Fais pas chier, Ovide. Fais pas chier ce soir ! Fais pas chier avec tes théories à la con de secte de pirates anarchistes ! Deux tueurs sur les bras, c’est déjà bien assez, tu ne crois pas ? On va se concentrer sur ces deux meurtres, chercher les deux tueurs et tu joueras les « Cassandre » plus tard.

Ovide Stepanu ne se vexait jamais. Il avait parfaitement intégré le fameux syndrome de Cassandre, le syndrome de celui qui connaît la vérité mais qui est condamné à ce que personne ne le croie. En mettant en garde le commissaire, il avait fait son devoir. Il revint à des éléments plus concrets de l’enquête :

— O.K. Gustave. On verra ça plus tard. Revenons aux deux meurtres. On a pas mal d’éléments, ne l’oublions pas. Maline Abruzze a vu le visage d’un des membres de… Enfin disons d’un des coupables présumés. On a aussi des échantillons du sang d’un des deux meurtriers, celui de Paskah Supandji. On va pouvoir identifier son ADN. Ce n’est pas un fantôme !

Gustave Paturel enchaîna :

— Colette m’a dit qu’il y avait également du sang sur l’uniforme de Sergueï Sokolov, sur son cou et ses mains. D’après ce qu’elle m’a dit, elle n’avait pas l’impression que c’était le sang du marin russe. Les traces de sang laissaient penser que son meurtrier était blessé, qu’il avait perdu son sang en le frappant. De toutes les façons, ils ont lancé les analyses ADN, là-bas aussi.

Maline gardait le silence. Des camions de gendarmerie commençaient à repartir, sans sirènes, comme pour ne pas réveiller les voisins. Précaution inutile, tous les résidents proches étaient sur le pas de leur porte.

Elle enregistrait toutes les informations de l’enquête.

Deux assassins !

Lequel des deux tueurs était l’homme blond qu’ils avaient poursuivi hier ?

Etait-ce réellement l’un des deux tueurs, ou la prochaine victime ? Elle en doutait maintenant…

Une main se posa sur son épaule. L’inspecteur Stepanu lui jeta un regard doux :

— Mademoiselle Abruzze, vous voulez bien nous suivre dans le camion de la police scientifique ? Nous allons essayer de dresser un portrait-robot de l’homme que vous avez vu hier.

L’inspecteur lui lança un sourire amical de toutes ses dents pourries.

— Je viens avec elle, fit Oreste. Je l’ai croisé moi aussi.

Ils redescendirent la route. Maline jeta un coup d’œil vers le sombre méandre du fleuve, aussi sombre que ses pensées. La chapelle Bleue, comme toutes les chapelles des marins de la Seine, avait été élevée en remerciement à la vierge, pour un miracle, quelques vies sauvées lors d’une tempête.

Une chapelle pour quelques vies sauvées, mais pour combien d’épaves au fond de la Seine, de morts noyés, au fil des siècles, de cadavres au fond du fleuve ? Quelques plaques de marbre dans une église, pour combien de poussière d’os dans le lit du fleuve ?

Tous entrèrent dans le L.A.M.A.S, garé en bas de la côte de la Barre-y-Va. Oreste et Maline s’arrêtèrent, surpris par la surenchère de technologie concentrée dans le laboratoire scientifique mobile. Quatre policiers en blouse blanche s’affairaient sur des écrans d’ordinateurs. On avait tiré un rideau au fond du camion. Maline comprit qu’on devait déjà, derrière le rideau, être en train de pratiquer l’autopsie du corps de Paskah Supandji, à mois de trois mètres d’elle !

— Le camion n’est pas à nous, précisa le commissaire, faut pas croire ! C’est la police scientifique d’Ile-de-France qui nous le prête, pour l’occasion. Maintenant, je me dis qu’on aurait dû en demander deux !