Ils firent s’installer Maline et Oreste devant un large écran d’ordinateur. Un homme en blouse blanche, plutôt jeune et attentionné, qui ressemblait davantage à un ophtalmologue qu’à un flic, commença à s’occuper d’eux. Rapidement, malgré toute la patience du jeune policier, l’expérience se révéla infructueuse. Maline et plus encore Oreste, avaient à peine aperçu l’homme à la moto. Maline n’avait pas imprimé son visage dans sa mémoire, juste une couleur de cheveux, une taille. Ils aboutirent à un résultat très improbable, un portrait qui n’avait vraisemblablement aucune chance de s’approcher de la vérité, et encore moins de permettre à une tierce personne de reconnaître l’homme à partir de ce dessin morphologique.
Avec une infinie patience pourtant, l’ophtalmo-flic insistait. Maline se sentait épuisée, il était plus de trois heures du matin, elle n’arrivait plus à rien, elle n’arriverait à rien de mieux. Elle était en train de chercher un moyen poli pour demander au policier d’arrêter de la torturer, lorsqu’un des flics en blouse se leva avec un regard de possédé.
Il avait des lunettes en écaille et le teint grisâtre des poissons des profondeurs, sans doute pour avoir passé trop de temps dans son camion sans voir le soleil.
— Commissaire. Venez voir ça ! On a un sérieux problème !
Le commissaire, et tous les autres occupants du camion, s’approchèrent. Le scientifique jouait nerveusement avec ses lunettes en écaille. Il leur indiqua deux écrans plats d’ordinateur, posés côte à côte.
— Vous voyez, fit-il, sur l’écran de droite, c’est l’électrophorègramme, le profil ADN si vous préférez, du meurtrier de Paskah Supandji. Il provient du sang que l’on a recueilli sur les graviers et sur le corps de la victime. Si je veux être plus précis, il s’agit du sang frais de quelqu’un qui se trouvait sur les lieux du crime à l’heure de la mort de Paskah Supandji et qui a perdu son sang à côté et sur la victime. On a donc toutes les raisons de penser qu’il s’agit de l’assassin.
Tous visualisaient à l’écran une complexe série de courbes de quatre couleurs.
— Une série ADN ne se présente pas comme une série de lettres ? demanda Oreste.
Maline soupira. Ce n’était pas le moment de jouer le journaliste chiant. Le scientifique aux lunettes d’écaille le toisa d’un air supérieur et expliqua sommairement, d’un air de professeur blasé par la médiocrité de ses élèves :
— La série de lettres, comme vous dites, ce sont les initiales des quatre nucléotides qui forment l’enchaînement de l’ADN : A pour adénine, G pour guanine, T pour thymine, C pour cytosine… Mais depuis les méthodes de séquençage automatique, on utilise ce qu’on appelle une chromatographie, des marqueurs fluorescents si vous préférez, adénine en bleu, thymine en vert, guanine en jaune, cytosine en rouge. On obtient un électrophorègramme, qui permet de lire beaucoup plus simplement les résultats et de comparer les ADN.
Il se pencha en avant et déplaça la flèche de la souris.
— Donc ici, sur cet écran, vous avez l’électrophorègramme du meurtrier de Paskah Supandji.
Il réajusta ses lunettes, vira encore un peu plus vers le gris, et continua :
— L’équipe scientifique de Rouen vient de nous envoyer ses résultats par le net. Mêlé au sang de la victime, Sergueï Sokolov, ils ont retrouvé d’autres traces de sang, sur son uniforme, sa peau. Autour de la plaie aussi. Des traces de sang frais, là encore. Comme personne d’autre que son assassin n’a approché Sergueï Sokolov, alors qu’il était de garde devant le Mir, dans l’heure qui a précédé sa mort, nous avons toutes les raisons de penser là aussi qu’il s’agit du sang de son assassin.
Il fit glisser sa souris sur l’écran de gauche et continua la démonstration :
— Je vous rappelle que sur l’écran de droite, nous avons l’électrophorègramme du sang frais trouvé sur le lieu du crime, la chapelle Bleue à Caudebec-en-caux et à l’heure du crime, 1 h 30. Sur l’écran de gauche, nous avons l’électrophorègramme du sang frais versé à la même heure, entre 1 h 30 et 1 h 45, mais à quarante kilomètres de là, sur les quais de Rouen.
Tous eurent le même réflexe, comparer les deux écrans.
Le doute n’était pas permis.
Les ellipses fluorescentes de l’électrophorègramme étaient rigoureusement identiques !
— Nom de Dieu ! fit Ovide Stepanu
— Vous ne vous êtes pas planté de fichier ? demanda le commissaire.
— Non, répondit sobrement le scientifique.
D’un clic de souris, il fit glisser l’image de l’écran de gauche sur celle de l’écran de droite : les deux courbes se superposèrent, jusque dans le moindre détail.
— La bonne nouvelle, commissaire, continua le flic aux lunettes d’écaille, c’est que nous n’avons pas affaire à deux assassins différents. C’est le même individu qui a assassiné Paskah Supandji et Sergueï Sokolov ! La mauvaise, c’est que toute ma technologie ne peut expliquer comment cet individu a été capable de poignarder, à la même heure, un homme à Caudebec-en-Caux et un autre sur les quais de Rouen.
— Arrêtez vos conneries, hurla soudain Oreste. Un même type ne peut pas tuer deux personnes différentes, à deux endroits différents, exactement à la même heure !
L’inspecteur Ovide Stepanu fixait les deux écrans, fasciné :
— Apparemment, si !
39. Casse-tête pour un double meurtre
3 h 37, la chapelle Bleue, Caudebec-en-Caux
La fin de la nuit fut pénible. Maline et Oreste durent reprendre en détail leur déposition. Le commissaire les quitta plus tôt, partant en urgence sur les quais de Rouen. Il savait qu’il ne se coucherait pas de la nuit et que le lendemain, la journée allait être longue, très longue. L’annonce du double meurtre allait faire l’effet d’une bombe ! Il peinait à en imaginer les conséquences.
Vers un peu plus de quatre heures du matin, Oreste déposa Maline à son appartement, rue Saint-Romain, avant de retourner dormir seul au Vieux Carré.
Maline se sentait épuisée, mais n’avait pourtant pas envie de dormir. Une sorte d’excitation nerveuse agitait son cerveau. Elle ouvrit son ordinateur portable et pendant une demi-heure, consigna tous les éléments de cette histoire de fous. Lorsqu’elle eut fini, elle envoya le dossier en fichier attaché à l’adresse électronique personnelle de Christian Decultot. Il trouverait cela demain matin. Le SeinoMarin ne serait pas publié avant le mercredi suivant, mais son rédacteur en chef pourrait toujours se servir de ces informations pour des dépêches nationales, comme monnaie d’échange pour des groupes de presse, des radios ou télés. Dans le déluge médiatique qui allait déferler sur l’Armada le lendemain, Christian Decultot serait peut-être un de ceux qui pourraient lutter contre la spirale de panique.
Elle se jeta sur son lit, enfin.
Par quelques contorsions reptiliennes, elle fit glisser ses vêtements, ses sous-vêtements et resta nue sous le ciel de sa lucarne, allongée sur les draps. Il lui semblait que son corps avait conservé la mémoire des caresses d’Olivier Levasseur, que ses seins étaient encore un peu douloureux d’avoir été trop pétris, que ses cuisses ressentaient encore la chaleur du souffle d’une bouche avide.
C’était il y a quelques heures. Une éternité.
Qu’avait fait Olivier, ce soir ? Etait-il déjà au courant de l’ouragan médiatique qui allait s’abattre sur l’Armada, le lendemain ; qu’il allait devoir l’affronter seul, pour maintenir le cap, coûte que coûte, comme le pilote à la barre pendant le tempête ?