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— Je ne voudrais pas vous effrayer, ma belle, mais en d’autres temps, on aurait tranché sans hésiter un aussi joli cou pour pouvoir dérober votre collier sans même ouvrir le fermoir.

Elle frissonna délicieusement. Les deux autres gloussèrent, un peu jalouses.

— Savez-vous, mesdames, ce que sont devenus tous les joyaux de la Couronne de France sous la Révolution ? Les bijoux de la noblesse de France, de la cour de Versailles ?

Il attrapa sur le plateau d’un serveur qui passait une nouvelle coupe de champagne et trois toasts qu’il goba presque sans mâcher.

Il s’approcha à nouveau et chuchota sur le ton de la confidence :

— Le roi Louis XVI les a chargés sur un bateau ! En novembre 1789, il a rempli les cales d’un brick, le Télémaque, avec ordre de lui faire discrètement descendre la Seine. On sait maintenant que les cales renfermaient deux millions cinq cent mille francs en louis, confiés par des nobles émigrés qui n’avaient pas pu emporter leur bien, plus toute l’orfèvrerie, les œuvres d’art, et les reliques des abbayes du Bassin parisien que l’on avait pu sauver. Sans parler bien entendu de la fortune personnelle du roi de France, tout le contenu du garde-meuble royal que les sans-culottes ne retrouvèrent jamais.

Un nouveau serveur passa auprès d’eux sans même que les trois femmes ne le remarquent, passionnées qu’elles étaient par le récit. Ramphastos ne se gêna pas par contre pour délester le jeune homme d’une partie substantielle de sa charge.

— Et ensuite ? fit la plus hardie des trois bourgeoises.

— Le Télémaque partit de Rouen la nuit de la Saint-Sylvestre. Officiellement, il se rendait à Brest pour livrer du suif et des clous. Le capitaine avait reçu une enveloppe qu’il n’avait le droit d’ouvrir qu’une fois passé le cap de la Hève. Parvenu à Quillebeuf, le capitaine du bateau, un certain Quemin, amarra solidement le Télémaque au port pour éviter le mascaret. Pourtant, dans la nuit, le mascaret fut si violent qu’il emporta le Télémaque. Après avoir un temps échoué sur un banc de sable, le brick coula cent mètres plus loin, au milieu de la Seine.

— Et le trésor ? chuchota une auditrice osant affronter d’un peu plus près l’odeur fauve du vieux pirate.

— Officiellement, on ne retrouva dans les cales de l’épave que du suif, des clous, du bois et de l’huile pour le compte du Roi. Le capitaine Quemin mourut un 1836, à 82 ans, sans jamais rien révéler de son secret.

Une des femmes fit mine d’être déçue :

— Tout cela pour ça, alors, du suif et des clous ! Il n’y a sans doute jamais rien eu d’autre dans les cales du Télémaque.

Ramphastos afficha un sourire démoniaque en saisissant au vol une troisième coupe de champagne :

— Peut-être bien, madame. Peut-être bien. Mais tout le monde ne pense pas comme vous. En 1818, Louis XVIII, frère du roi guillotiné, tenta officiellement de renflouer l’épave. En 1837, le sieur de Magny essaya de remonter le Télémaque sans succès. En 1841, un Anglais nommé Taylor effectua des sondages et découvrit des morceaux d’or et d’argent, avant de prendre mystérieusement la fuite. Enfin et surtout, en 1939, deux Français, Crétois et Laffite, lancèrent une expédition scientifique de grande ampleur, à l’aide d’un scaphandrier. Ils remontèrent un bijou en or et une caisse remplie de monnaies d’or et d’argent. En 1940, on crut avoir retrouvé la proue du Télémaque, mais rapidement, on dut déchanter. Un spécialiste hollandais de la recherche d’épaves, Verloop, certifia que les fragments découverts ne provenaient pas du Télémaque. Selon lui, le navire serait désormais enterré près du phare de la Roque, dans le Marais Vernier, sous un polder asséché en 1880.

Une des femmes, assez grande, se redressa et toisa Ramphastos :

— Qu’est-ce qui nous prouve que vous nous racontez la vérité, monsieur le pirate ? Y a-t-il la moindre preuve de ce que vous avancez ?

— Oh vous savez, il n’y a pas grand mystère dans ce que je viens de vous raconter. Prenez par exemple le scaphandrier qui a remonté les pièces d’or en 1939, il est tout simplement exposé dans le Musée maritime de Rouen, sur les quais ! La vraie histoire est souvent peu connue… On manque de conteurs de nos jours. Et puis, je ne vous ai raconté que la surface des choses… J’ai aussi une théorie personnelle. Ce mystère du Télémaque peut aussi être abordé en prenant davantage de profondeur.

Il s’approcha de la plus espiègle des auditrices et lorgna sans vergogne dans son décolleté. La sexagénaire en fut rouge de plaisir. Ramphastos chuchota :

— Quelques années après le naufrage du Télémaque, un Américain, Robert Fulton, proposa au Directoire, vers 1800, de tester pour la première fois à Rouen, au Havre et en vallée de Seine son invention.

— Laquelle ? gloussa la femme en posant une main pudique sur sa gorge.

Ramphastos se rapprocha encore d’elle, admirant peut-être davantage le collier d’or à son cou que la gorge flétrie. Il chuchota :

— Robert Fulton testa à Rouen et au large de Quillebeuf, pour la première fois au monde, un sous-marin ! Un sous-marin qu’il baptisa le Nautilus, soixante-dix ans avant Jules Verne !

41. L’heure du profileur

7 h 13, 13, rue Saint-Romain, Rouen

Maline dormait depuis à peine trois heures lorsque son téléphone lui explosa les tympans.

Maline était allongée sur le ventre. Sa main tâtonna mécaniquement sur la table de chevet. Elle appuya sur la touche verte et posa l’appareil sur les draps, à proximité de son oreille, sans même se retourner.

— Allo, Maline. C’est Christian. Tu es là ?

Grognement.

— O.K., tu es là ! Je viens de lire le mail que tu m’as envoyé cette nuit. Merci ! Nom de Dieu, c’est un cyclone qui s’abat sur nous, il va falloir serrer les rangs. Bon, je ne vais pas te refaire le film, tu as joué dedans, je vais à l’essentiel. J’ai une information pour toi, moi aussi. Le commissaire Paturel sera à la gare de Rouen pour le train de 7 h 59. Ils dépêchent de Paris une pointure, un spécialiste, tu vois ce que je veux dire, le genre profileur, spécialiste de la traque des tueurs en série. Un crac, comme dans les films, un certain Joe Roblin. Il arrive à Rouen, incognito, mais je compte sur toi pour lui assurer un accueil aussi discret qu’efficace…

Soupirs.

— Allez Maline. Debout. Tu dormiras mieux lorsque l’Armada aura mis les voiles. Encore bravo pour toutes tes infos. Bon, tu as bien noté. Gare de Rouen, 7 h 59.

Ronflement.

— Eh oh, secoue-toi ma vieille ! Il faut choisir ! La nuit de folie avec le bel Olivier Levasseur, la tournée des bars avec mon filleul, la grasse matinée… ou ton enquête !

Clac.

Bip Bip Bip.

* * *

Avant de refermer la porte de son appartement, Maline lança un regard morne sur les grands yeux rieurs de Fatou, quelque part en Afrique à cet instant. Ailleurs. Loin de toute cette agitation.

Elle avait les cheveux encore mouillés de sa douche trop rapide et dans la bouche un mauvais goût de Red Bull englouti trop rapidement.

L’air frais du matin réveilla un peu Maline, mais il lui semblait que toute la ville déserte avait la gueule de bois. Elle remonta tranquillement la rue Jeanne-d’Arc. L’effort de ses jambes pour gravir la pente la revigora, ses muscles reprenaient vie.