A trente-cinq ans, bientôt trente-six, elle avait décidément du mal, maintenant, à se remettre de ces soirs de fiesta.
Elle se traîna jusqu’à la douche. Le jet d’eau tiède la réveilla un peu. Elle se fit la remarque qu’elle en était seulement au cinquième jour de l’Armada, et qu’elle était déjà sur les rotules.
Epuisée.
Elle le savait, elle devait être plus raisonnable.
D’accord ! Elle semblait entendre son père lui parler. Mais le problème, c’était que l’Armada ne revenait que tous les quatre ans, parfois cinq. Dix jours, dix nuits à peine tous les cinq ans ! Comment ne pas en profiter ? Comment ne pas profiter à fond de cette poignée de jours invraisemblables où Rouen, la belle endormie, se réveillait, avant de sombrer dans une nouvelle léthargie.
Le jet de la douche vira de tiède au franchement glacé. C’était habituel. Le chauffe-eau était pourri.
Maline repensa à sa première Armada, en 1989. Elle avait à peine dix-huit ans. Elle conservait de cette semaine le souvenir d’une fête sans fin, de sa première liberté, de ses premiers émois… Elle avait vu sous ses yeux incrédules, comme tous les autres Rouennais, la sage capitale normande se transformer en un immense forum multiculturel. Le centre du monde, où tout était permis. Une révolution culturelle. Un incroyable cadeau pour sa majorité ! Ceux qui n’avaient pas eu dix-huit ans pendant les « Voiles » de 1989 ne pourraient jamais comprendre. Heureusement que son père n’avait jamais été au courant du quart des virées dans lesquelles elle avait été entraînée avec ses copines pendant cette folle semaine. Elle avait appris à parler une dizaine de langues en quelques jours. Au moins les mots essentiels. Sa passion pour les voyages était sans doute née à ce moment-là. Elle était devenue reporter parcourant le monde, pour les plus grands journaux, pendant onze ans. Même si cette passion avait explosé en vol, et si Maline s’était échouée dans sa ville natale, Rouen.
Journaliste au SeinoMarin. Le plus grand hebdomadaire de la région...
Maline sortit de la douche, sans même s’essuyer, inondant abondamment un linoléum défraîchi.
De 1989 à 2008, même lorsqu’elle se retrouvait à l’autre bout de la planète, Maline n’avait jamais raté une Armada. Elle était toujours revenue, même en 1994, alors qu’elle couvrait encore quelques semaines auparavant le génocide rwandais. Les trois dernières Armadas, 1999, 2003 et 2008, elle les avait vécues comme journaliste locale officielle… au SeinoMarin. A chaque Armada, elle parvenait à débaucher son réseau de copines. Celles du temps béni de 1989 ! Presque toutes étaient mariées, mères de familles, divorcées, déprimées, fanées… Vieilles ! Maline se sentait différente. Différente et seule. Quel calvaire pour faire sortir de son quotidien sa poignée de copines rangées…
Etait-elle à ce point anormale ?
Presque trente-six ans ? Célibataire ?
Maline attrapa une serviette en boule et essuya le miroir ovale de la salle de bain. Elle observa quelques instants son reflet.
D’accord, elle était plutôt petite, mais elle se savait encore bien faite, bien proportionnée, mieux même qu’à vingt ans. Plus pulpeuse… Plus en chair…
— C’est parce que tu grossis, ma vieille ! ironisa Maline pour elle-même. T’es fière des tes formes, de ton cul et de tes seins, mais dis-toi bien que ce sont les dernières années, les derniers mois avant la dégringolade. Faut te remettre au sport, ma belle !
Elle repensa furtivement au temps où elle faisait du sport presque tous les soirs, cinq fois par semaine ! Aujourd’hui, c’était plutôt une fois par mois. Piscine ou jogging. Et encore. Courir seule et croiser des couples l’insupportait, maintenant.
Maline fit une moue devant la glace. De toutes les façons, son piège à mecs, ce n’était pas son corps de petite poupée, c’était son visage. Sa bouille de clown. Son visage mutin comme on dit plus sérieusement. Des yeux noirs comme des billes, des pommettes rondes, une tignasse ébouriffée. Châtain aujourd’hui. Passée par toutes les couleurs ces vingt dernières années.
Elle détailla sa figure dans le miroir embué. Genre Drew Barrymore ou Audrey Tautou... Genre petite bombinette rigolote et délurée. Elle se rassura. Les hommes ne craquent pas que pour les bimbos blondes hautes sur pattes. Ils aiment aussi les modèles réduits sexy.
Peut-être... Elle était célibataire pourtant. Un choix ? Un non-choix ? Elle était encore désirable, c’était clair. Mais ni plus ni moins désirable que des milliers d’autres petites poupées, comme on en trouve plein les rues dès qu’il fait beau. Des milliers de filles comme elle… En plus jeunes !
Décidément, les lendemains de fiesta la rendaient morose ! C’était bien cela au fond qui l’effrayait, pas ses deux kilos en trop.
Allez, bouge-toi ma vieille !
Elle jeta un coup d’œil vers son lit. La pile impressionnante de linge propre non repassé la renvoya à sa propre solitude.
Réagir. Sortir.
Maline enfila une jupe chiffonnée qui lui arrivait à mi-cuisses, un bustier moulant vert pomme et un petit pull en crochet. Elle attacha en hâte ses cheveux mouillés avec un peigne en forme de papillon, composant un chignon improvisé.
Elle était prête.
Jetant un coup d’œil sur la table du salon, elle aperçut le verre d’eau et le cachet d’aspirine dissous. Sans bulles ! Elle soupira à nouveau et le but tout de même d’un trait.
Beurk.
Elle ouvrit son réfrigérateur et décapsula une canette de Red Bull, cette boisson énergétique à base de caféine et de taurine, mélange détonnant interdit en France, ce qui renforce encore sa diffusion sous le manteau parmi les noceurs contraints de reprendre le boulot… Tout en buvant à même la canette, Maline pianota sur son téléphone portable.
Trois messages provenaient de son père. Rien que cela ! Il s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles ; l’invitait ; lui demandait ce qu’elle voulait pour son anniversaire, dans cinq jours ; allait-elle passer ? Il lui parlait aussi de vagues cousins éloignés de Bourgogne dont elle ne se souvenait pas, mais qui apparemment allaient passer sur l’Armada.
Fêter son anniversaire ! Trente-six ans ! Pour que son père lui fasse la morale. Lui raconte une nouvelle fois qu’il était si seul et qu’il aimerait tant avoir des petits-enfants. Sans parler de ces cousins qu’elle n’avait jamais vus. Non merci, papa ! Elle éteignit avec rage son téléphone portable. L’instant d’après, les remords remontaient déjà.
Il avait raison. Il fallait à tout prix qu’elle trouve le temps de passer voir son père. Il ne sortait plus, quasiment, même pendant l’Armada. Auparavant pourtant, il adorait la voile, il s’intéressait à tout cela. Les voyages, la marine. Plus maintenant. Il ne s’intéressait plus à rien.
C’était cela, vieillir seul ?
Oui, il fallait à tout prix qu’elle se force à passer à Oissel voir son père et le traîner de gré ou de force sur les quais. Elle n’allait pas en plus devenir une fille indigne ! Pour les cousins de Bourgogne par contre, c’était hors de question ! La charité familiale a ses limites.
Elle but le Red Bull jusqu’à la dernière goutte et jeta la canette dans la poubelle.
7 h 53.
Elle s’étonna. Elle était à peine en retard.
En sortant de son appartement, fidèle à un rituel, elle regarda quelques instants la photographie en noir et blanc accrochée dans le couloir de son entrée.
Le gros plan d’un jeune Africain.
— Où es-tu Fatou ? murmura Maline. Où es-tu ?
Elle ne laissa pas la nostalgie s’emparer d’elle. Elle dévala les escaliers vers la rue Saint-Romain.