Tous reconnurent Marine Barbey, plus jeune de quelques années. Elle commença à retourner les chaises sur les tables du bar. Le plan fixe de la caméra de surveillance semblait interminable.
C’était elle, pensa le commissaire Paturel. C’était elle, le dernier lien, la fameuse complice de Nordraak.
La serveuse du Libertalia !
Une serveuse, comme l’avait deviné Joe Roblin. Cette jeune serveuse avait tout entendu, ce soir-là, les fables de Ramphastos, les histoires de trésor, de pirates et de butin. Elle n’avait dû avoir aucun mal à s’intégrer ensuite à ce groupe de jeunes marins. Elle s’était sans doute amourachée de ce Morten Nordraak, était devenue sa complice, avait accepté pour lui de l’aider à éliminer les trois autres… ainsi que Ramphastos, le dernier témoin gênant, qu’elle surveillait tous les soirs… Mais Nordraak était mort maintenant. Marine Barbey était en état d’arrestation. Cette fois-ci, l’affaire était bel et bien bouclée ! Il ne restait plus qu’à faire avouer à cette folle ce qu’elle avait fait de Maline Abruzze !
Le commissaire souffla. Un instant seulement.
Dans les haut-parleurs de l’écran plasma, un violent bruit de porte claqua. Tous les regards se tournèrent à nouveau vers le film. Une voix masculine, hors du champ de la caméra, perça le silence du bar fermé :
— Nom de Dieu, ils sont enfin partis. Quel enfer ! Tu as entendu, Marine. Ce vieil ivrogne leur a tout dit ! Ils savent tout ! En un soir, ils savent tout du début à la fin. Tout est perdu ! Toutes ces années sont perdues.
Sur l’écran, la fine silhouette de Marine Barbey s’était figée. Elle lâcha la chaise qu’elle tenait et fixa la porte, en direction de la voix. Sa voix tremblait.
— Qu’est-ce que… Qu’est-ce qu’on va faire, papa ?
Sur l’écran, une ombre passa devant la caméra fixe. On ne voyait que son dos. Un corps masculin se pencha sur Marine, l’étreignant avec tendresse :
— Nous n’avons plus le choix, ma petite colombe. Nous devons protéger le butin, coûte que coûte. Nous n’avons plus d’autre solution. S’ils s’approchent trop du butin, nous devrons les éliminer. Tu le sais bien ma petite fille, nous devrons appliquer nous-mêmes la malédiction du jarl.
Le commissaire Gustave Paturel sentit le sol s’effondrer sous ses pieds. Il le comprenait maintenant seulement.
Morten Nordraak était innocent !
Le véritable meurtrier était libre et vivant. La lumière jaillissait trop tard. Maline Abruzze était en danger de mort, entre les mains d’un fou dangereux, dans les griffes de ce monstre dont le visage s’affichait sur cet écran géant. Un homme qui dans l’ombre leur avait joué la comédie depuis le premier meurtre.
C’était pourtant d’une telle évidence. Il était le plus proche témoin de Ramphastos, tous les jours, tous les soirs, depuis des années.
Serge Voranger, le patron du Libertalia.
Le commissaire Gustave Paturel, d’un geste déterminé, attrapa la télécommande, appuya sur la touche pause et se retourna vers Marine Barbey :
— Marine, où est votre père ?
63. Quai des adieux
7 h 31, pont Gustave-Flaubert
Assise sur le tablier du pont Flaubert, Maline apercevait cinquante-cinq mètres plus bas l’agitation du départ des trois-mâts s’accentuer, en particulier sur le pont des bateaux. Des matelots s’affairaient aux quatre coins des voiliers, se hissaient sur les vergues, déployaient les grands-voiles avant et arrière.
Maline tordait son cou, espérant qu’un marin, juché sur la plate-forme d’une hune, tourne le regard vers elle. Mais les matelots étaient bien trop occupés pour regarder en direction du tablier levé, et même s’ils l’avaient fait, ils ne l’auraient pas vue.
Il fallait continuer de parler, le provoquer, pour se donner du temps.
Du temps pour retarder l’échéance, l’inéluctable échéance.
— On finira par vous retrouver, lâcha Maline. Quelqu’un, forcément, pensera à vous. Le Libertalia, la présence de Ramphastos, le bar à marins, vous étiez l’épicentre de toute cette histoire. Ramphastos a passé ses journées et ses soirées chez vous pendant des années, des milliers de soirées au total… Vous aussi, vous avez fini par croire aux légendes qu’il racontait si bien. Vous aussi, à force, vous vous êtes dit qu’il y avait bien une part de vérité, dans ces histoires. Exactement comme ces gamins de dix-huit ans que vous avez tués. Un jour ou l’autre, quelqu’un fera le rapprochement entre tous ces crimes, le Libertalia, et son propriétaire, Serge Voranger, devenu fou d’avoir trop écouté derrière son comptoir les confidences délirantes d’un loup de mer ivrogne !
Serge Voranger sembla touché. Il baissa légèrement le canon de son revolver.
— Je suis devenu fou, comme vous dites mademoiselle Abruzze, bien avant d’ouvrir le Libertalia... Mais c’est vrai qu’ouvrir ce bar à pirates a été une idée de génie. En quinze ans, jour après jour, soir après soir, mot après mot, le vieux Ramphastos m’a tout dit, tout raconté, tout ce qu’il savait. Chaque soir il devenait plus saoul, chaque soir il devenait moins cohérent, moins méfiant aussi. Je l’ai suivi pendant des années, mademoiselle Abruzze, je l’ai épié, filmé, écouté, questionné… J’ai eu le temps de faire le tri, de séparer la vérité des légendes, de chercher… Oui, mademoiselle Abruzze, le butin existe ! J’ai archivé la plus extraordinaire documentation possible sur ce butin, depuis trente ans. Nous sommes près d’aboutir, Marine et moi ! Un long travail, depuis des milliers de jours. J’ai les preuves maintenant. Je les ai là, elles ne me quittent jamais ! Trente ans de recherches.
Maline se demanda ce qu’il voulait dire par « J’ai les preuves, je les ai là, elle ne me quittent jamais ». Mais le patron du Libertalia continuait, exalté :
— Je suis le nouveau gardien du butin, mademoiselle Abruzze, dans la lignée des Fleury, des Verrazzane et des Idrisi, je suis le nouveau gardien, depuis que Ramphastos est mort. Cet ivrogne n’était plus digne de cette responsabilité, il parlait trop ! Les incrédules de votre espèce ne nous croirons jamais, mademoiselle Abruzze, mais le butin de la Seine existe, fabuleux… et la malédiction du jarl doit s’abattre sur ceux qui s’en approcheront.
— Ces quatre gamins ? Quatre gamins innocents…
— En une seule soirée ! En une seule soirée, ce vieil ivrogne leur a raconté les secrets les plus précieux ! Tous ces secrets révélés à quatre mousses à peine majeurs qui se trouvaient là par hasard un soir dans mon bar. Et bien entendu, ces gamins ont tout cru ! Ils n’ont pas laissé filer l’occasion. Ils l’ont fait boire, et boire encore, sous mon nez, je ne pouvais rien faire. Ramphastos leur disait tout ! Lorsque j’ai fini par les mettre dehors, je savais qu’ils n’allaient pas oublier. Je connais cette passion brûlante, cette soif de l’or, si courante chez les jeunes marins. Ils avaient attrapé l’épidémie, Ramphastos leur avait transmis. Heureusement, Marine a réussi à s’approcher de leur groupe, ils l’avaient remarquée au bar, ils ne se sont pas méfiés, elle avait les arguments pour se faire admettre d’un groupe de garçons. Elle les a entendus signer la chasse-partie, se tatouer, se promettre la solidarité, se partager les recherches, se donner rendez-vous cinq ans plus tard, lors de l’Armada suivante, pour récupérer le butin de la Seine. Ces quatre gamins pensaient trouver en cinq ans ce que j’avais mis une vie à accumuler ! J’étais le gardien, le seul. Ils n’étaient pas dignes. Je devais appliquer la malédiction, la même qui m’avait frappé, il y a plus de vingt-cinq ans…