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La folie le gagnait.

Maline leva les yeux : il n’y avait devant elle que le ciel et le vent cinglant, comme s’ils se tenaient, seuls au monde, au milieu de l’océan.

Maline devait entretenir cette folie, le faire parler, l’entraîner plus loin encore, lui faire baisser sa vigilance, jouer sur sa schizophrénie mégalomaniaque :

— Pourquoi avoir tué le jeune mexicain, Mungaray ? Pourquoi l’avoir tué lui, en premier ?

— Il était le plus dangereux, répondit Voranger, le plus irresponsable ! Il avait plongé au large de Quillebeuf, sur le lieu même du naufrage du Télémaque, devant trois mille personnes. Il fallait l’arrêter ! Marine l’a attiré hors de la Cantina, dans une rue déserte, rue du Champ-de-Foire-aux-Boissons. Il est mort sans comprendre, avant d’avoir eu le temps de toucher à ma fille.

— Et la marque au fer rouge ? C’était la marque de la malédiction du jarl ?

Serge Voranger afficha un sourire malfaisant.

— Disons que c’était une marque personnelle, un petit souvenir… Vous me croirez ou non, mademoiselle Abruzze, mais brûler ces jeunes inconscients comme du vulgaire bétail, avec la marque de Marais-Vernier, m’a fait un bien fou ! Comme une revanche, dompter la fatalité ! Et c’était techniquement assez simple : un tison, un chalumeau, le tout dissimulé dans la Kangoo, et le tour était joué. Le reste fut plus amusant. J’ai caché le corps de Mungaray dans mon véhicule frigorifique, pendant trois heures, puis je l’ai déposé au petit matin au pied du Cuauhtémoc, à côté du Surcouf, pendant ma tournée de livraisons. Personne ne remarque une camionnette qui livre sur les quais… C’est vrai que je n’ai plus de stand sur l’Armada, cette année, mais je continue à livrer des boissons à des relations professionnelles, par exemple aux stands sur les quais, aux bateaux-promenades, dont le Surcouf

Serge Voranger se leva, menaçant toujours Maline de son arme. Il s’assura que personne ne pouvait le remarquer d’en bas et fit quelques pas sur le tablier, très excité :

— Le cadavre de Mungaray n’a jamais séjourné dans le congélateur du Surcouf. Il était dans mon fourgon ! On parle entre restaurateurs, je savais que cette crapule de Nicolas Neufville s’était comporté comme une ordure avec ces capitaines de bateaux-promenades, qu’il se faisait une fortune sur leur dos ; je savais aussi qu’il allait discrètement leur mettre la pression, tard dans la nuit, par exemple avec le capitaine du Surcouf, cette nuit-là. Je n’ai pas pu résister au plaisir, en livrant le matin du crime ma palette de canettes de bière, d’ajouter quelques cheveux de Mungaray au fond du congélateur. Avec le cadavre à quelques mètres et Neufville sur les lieux du crime, cela ne valait pas le coup de se priver ! Mademoiselle Abruzze, la première fois que vous êtes venue au Libertalia, j’ai essayé de vous mettre sur la piste de cette crapule de Neufville, vous vous souvenez ?

Maline se souvenait. Elle tira sur son coude, grimaça en tentant de faire abstraction de sa douleur à l’épaule, et commença à se lever.

— Restez assise, ordonna l’assassin, ou je tire !

Maline le fixa mais continua de se lever :

— Et alors ? Tirez ! Personne ne me voit ! Je me mets juste debout, pour marcher un peu, comme vous.

Voranger ne tira pas, mais la garda en joue, méfiant.

Maline eut le sentiment d’avoir gagné une petite, toute petite victoire. Face à elle, sur la rive gauche, elle bénéficiait d’une incroyable vue sur le terminal céréalier, dominant les silos, ces immenses blocs de béton déserts desquels aucun secours ne pouvait venir.

Il fallait continuer de le faire parler, gagner du temps, trouver une idée.

— Et Daniel Lovichi, le SDF, que vient-il faire dans cette histoire ?

— Il fallait que je me débarrasse de l’arme du crime. Je connaissais cette petite ordure, il fréquentait lui aussi le Libertalia, parfois. Personne n’a fait le rapprochement ! J’ai fait d’une pierre deux coups ! J’ai jeté le poignard sur son carton pendant qu’il dormait ! Je me débarrassais de l’arme du crime auprès d’un type qui pouvait passer pour un assassin pendant quelques jours. J’ai même fait d’une pierre trois coups, si vous me permettez l’expression. Je connaissais les habitudes de Lovichi, je me suis arrangé pour que Ramphastos compte ses billets devant lui… cinq mille euros. S’il agressait Ramphastos, mieux même, s’il le tuait avec l’arme du crime… Quel joli coup, non ? Mais vous êtes bêtement venue vous interposer ce soir-là, mademoiselle Abruzze. J’ai pourtant essayé de vous retenir en vous racontant ma vie, pour que Ramphastos parte seul sans votre protection ! Ce vieil ivrogne n’avait plus aucune notion des secrets, il allait vous révéler l’histoire de malédiction du jarl dès le premier soir ! Souvenez-vous, ce soir-là, si Marine n’avait pas fait tomber volontairement son plateau de bières et si je ne vous avais pas mis à la porte juste après, ce vieil ivrogne vous aurait tout dit !

Maline se souvenait maintenant. C’était évident ! Comment n’avait-elle pas pu tenir compte de tous ces indices convergents ?

— Comment saviez-vous, demanda Maline, pour les cinq mille euros ?

Serge Voranger se retourna, un sourire triomphant sur les lèvres :

— C’est moi qui les ai donnés à Ramphastos, à un moment où Lovichi n’était pas trop loin ! Il n’y a pas de hasard, il faut seulement le provoquer… Ramphastos avait gardé quelques relations dans le milieu de la Marine et de la contrebande, il me fournissait du rhum, première qualité, provenance directe des Mascareignes, la réserve du patron pour les clients fidèles… Tout ça payé au black, bien entendu. Jamais Ramphastos n’aurait parlé de ça aux flics !

Serge Voranger se tut quelques instants et regarda en aval du fleuve, vers le bassin Saint-Gervais, occupé de dizaines de yachts plus somptueux les uns que les autres. Il tournait le dos à Maline.

En profiter  ? Courir  ? Plonger  ? 

Les jambes de Maline étaient incapables de répondre, de la porter jusqu’au précipice, de basculer dans le vide. Le tueur se retourna brusquement, comme s’il devinait les intentions de Maline. La journaliste sentit à son regard qu’il perdait patience, qu’à un moment de plus en plus proche, il cesserait ce jeu sadique et éliminerait le dernier témoin.

Elle.

Le dernier témoin. La dernière confidente aussi. Maline évita de croiser son regard et plongea elle aussi dans le spectacle des plaisanciers du bassin en contrebas.

— Mais votre véritable plan, au-delà de ces diversions pour embrouiller la police, Neufville ou Lovichi, c’était de tuer trois des matelots, et de faire accuser le quatrième, Morten Nordraak, celui qui avait un casier judiciaire ?

Serge Voranger ne résista pas au plaisir de détailler son plan :

— Bien entendu… Joli plan, non ? Qui a parfaitement fonctionné. Je savais par Marine que les quatre marins communiquaient par code, qu’ils s’étaient donné rendez-vous à l’église de Villequier, puis à la chapelle Bleue. J’ai envoyé sur un téléphone portable volé quelques messages en espagnol sur le téléphone de Mungaray, pour donner des indices à la police, qu’elle finirait par décrypter une fois les matelots assassinés et Nordraak en cavale. Cela a fonctionné au-delà de mes espérances. Vous avez été un peu plus rapide que prévu à suivre le jeu de piste, mademoiselle Abruzze, mais là encore, il n’y avait aucun danger pour moi. Au contraire, vous m’avez rendu un sacré service ! Vous avez croisé Morten Nordraak à Villequier et vous avez fait de mon bouc émissaire un ennemi public numéro un ! Vous l’avez en plus suffisamment effrayé pour qu’il se méfie et ne se rende pas au rendez-vous de la chapelle Bleue, me laissant le champ libre.