Maline tourna son regard à 360 degrés. Des collines de Canteleu en face d’elle à celles le la côte Sainte-Catherine, en aval, quelqu’un pouvait-il la voir ? Etait-il possible de la distinguer de ces immeubles, à plusieurs kilomètres à vol d’oiseau. Non, bien entendu… Elle n’avait aucune chance, ce tueur dément s’était servi d’elle depuis le début, l’avait manipulée, comme tous les autres, la police, Joe Roblin !
Le tueur continuait, incapable de résister à la satisfaction de dévoiler sa machination :
— Marine a remplacé Sergueï Sokolov sur le pont du Mir. Un brave garçon rêveur, complètement dépassé par l’engrenage dans lequel il s’était fourré. Est-ce ma faute si ce garçon lunaire s’est retrouvé dans mon bar à écouter les contes de Ramphastos et s’est mis à les croire ? Est-ce ma faute ou celle de la fatalité ? Le poignarder sur le lieu de rendez-vous à la chapelle Bleue et le cacher dans la Kangoo n’a causé aucun problème. Paskah Supandji, l’Indonésien, était plus méfiant. Cet enfoiré m’a blessé au bras, j’ai fait trop de bruit. Une voisine a donné l’alerte, j’ai dû m’enfuir, laisser mon sang, mon ADN sur place, dans le gravier. Mais quelle importance après tout ? Qui pouvait me soupçonner ? Marine était recroquevillée sur le pont du Mir dans son uniforme russe, je l’ai récupérée quarante minutes plus tard et nous avons laissé discrètement le cadavre de Sokolov à sa place. J’avoue être assez fier de ma petite mise en scène improvisée… J’imagine à peine à quel point elle a dû laisser perplexe la police !
Maline pensait en elle-même, que le soir du double crime, elle avait cherché un bar avec Oreste Armano-Baudry et qu’elle avait découvert que le Libertalia était fermé ! Même pendant la semaine de l’Armada ! Comment avait-elle pu passer à côté d’un indice aussi évident ?
Serge Voranger continuait, triomphant :
— Morten Nordraak, accusé de trois crimes… Même innocent, il n’allait pas aller se livrer aux flics ! Il allait attendre sur le Christian Radich le départ de l’Armada en espérant ne pas se faire repérer avant. Le lendemain matin, Ramphastos vous a appelée pour vous donner rendez-vous. Mis au courant du double crime, dans un éclair de lucidité, il vous aurait avoué tout ce qu’il savait. Heureusement, ce vieux fou ne m’a jamais soupçonné. C’est du Libertalia qu’il vous a appelée, pour vous donner rendez-vous le soir à 18 heures ! Tout était alors en place pour la scène finale… La victime, Ramphastos, qu’il me fallait à tout prix faire taire avant qu’il ne dise tout ; le coupable idéal, Morten Nordraak, l’ennemi public en cavale ; le témoin, vous, Maline Abruzze. Vous m’avez vraiment été très utile dans cette affaire. Le reste fut très simple. J’ai fait remettre à Morten Nordraak, sur le Christian Radich un mot soi-disant signé de Ramphastos, lui donnant rendez-vous à 18 heures au Libertalia. Je savais qu’il se méfierait, mais qu’il viendrait. L’appât de l’or, comme toujours… Mademoiselle Abruzze, il vous a suffit de tourner votre regard vers Morten Nordraak, pour condamner Ramphastos. Marine, dissimulée dans un appartement inoccupé en face du Libertalia, l’a abattu sans hésiter. Par souci de crédibilité, elle m’a aussi visé au bras et a fait semblant de vous tirer dessus. Rassurez-vous Maline, nous avions besoin de votre témoignage, nous ne voulions pas votre mort…. Du moins pas à ce moment-là !
Maline repensa à la tuerie du Libertalia. De début à la fin, elle avait été manipulée, pour mieux témoigner, traquer et faire abattre un innocent !
L’histoire prenait fin…
Ne pas se taire pourtant, continuer à le faire parler…
— Il a dû lui falloir un sacré cran, à votre fille, pour tuer un homme de sang-froid et tirer sur son propre père…
Serge Voranger esquissa un sourire :
— Je n’avais aucun doute sur sa détermination… Elle aussi connaît la malédiction, en a été le témoin, le témoin direct. Elle n’a pas tremblé, elle n’a jamais tremblé. C’est ma fille, non ? Pour ma part, je me suis beaucoup amusé à jouer la comédie du patron de bar désespéré devant les dégâts ? C’était réussi, non ? Voilà, vous savez tout. Au pire, Morten Nordraak était accusé des quatre crimes, au mieux il était abattu par la police lors de sa cavale ! Les voiliers et les marins repartent, les secrets sont préservés… pour toujours. Je reste le seul gardien du butin… Même votre ultime chance, ce coup de bluff du trésor de La Bouille, s’est retourné contre vous ! Le coup était bien monté pourtant… Mais Morten Nordraak a été abattu… Et vous ne serez plus là non plus pour témoigner, mademoiselle Abruzze. Dommage… Pas de chance… Vous voyez, ce que je vous disais. La fatalité ! Il n’y a pas de hasard. Il faut être digne, pur, pour qu’elle soit de votre côté…
Parler encore, trouver autre chose.
Maline regarda à nouveau les quais de Rouen, les voiles des navires se déployaient dans le vent maintenant. La foule commençait à se presser sur les berges de la Seine. L’Amerigo Vespuci, peut-être le plus beau trois-mâts du monde, commençait ses manœuvres. Des matelots s’activaient aux amarres.
Trouver autre chose.
Quoi ?
Maline tenta une nouvelle fois de desserrer ses liens autour de ses poignets, dans son dos, sans y parvenir.
Tant pis, plonger !
Maline prit soudainement appui, de toutes ses forces, sur ses deux cuisses, ferma les yeux et se propulsa en avant. Elle sentit seulement qu’elle heurtait un obstacle, moins rigide, plus près que la balustrade.
La jambe de Serge Voranger ?
Elle bascula sur la dalle de béton, perdant l’équilibre sans pouvoir retenir sa chute. Son épaule endolorie encaissa une nouvelle fois le choc. La douleur la transperça, Maline crut qu’elle allait exploser dans l’impact. La journaliste roula quelques instants sur elle-même et termina allongée sur le dos.
Serge Voranger la dominait. La vision de ce tueur, debout au dessus d’elle, dans la perspective de l’immense pile du pont Flaubert, était surréaliste.
— Je crois que nous perdons patience tous les deux, mademoiselle Abruzze. Il est préférable pour tout le monde d’en finir… Si vous n’aviez pas eu cette idée stupide de dérober le téléphone portable de ma fille, nous n’en serions pas là… N’ayez aucun regret… Vous savez, la fatalité…
Le vent lui sifflait aux oreilles. Maline tenta de ramper sur le tablier de béton.
Dérisoire tentative.
Le tueur marchait au-dessus d’elle.
— Que préférez-vous Maline ? Que je vous bande les yeux ? Que je vous assomme avant ? Je suppose que vous n’avez pas trop envie de garder les yeux ouverts pendant que j’enfonce le poignard dans votre cœur ?
Maline rampa encore une cinquantaine de centimètres, terrifiée, incapable de répondre.
Elle ne pouvait pas mourir ainsi !
Serge Voranger attendit vainement une réponse. Il toisa encore la journaliste et lui donna brusquement un violent coup de pied dans les côtes.
Maline se tordit de douleur.