— Vous ne me facilitez pas la tâche, mademoiselle Abruzze ! Retournez-vous ! Agenouillez-vous et retournez-vous !
Maline ne bougea pas.
Deux autres coups de pied dans son ventre lui firent comprendre qu’elle n’avait pas d’autre choix. S’appuyant une nouvelle fois sur son épaule meurtrie, elle se releva sur les genoux.
Brisée.
Les mains liées dans le dos, agenouillée, Maline regarda une dernière fois son bourreau. Il se tenait deux mètres devant, les yeux presque désolés du crime qu’il allait commettre.
— Retournez-vous, mademoiselle Abruzze. Ne soyez pas stupide !
Maline sentit les dernières résistances en elle tomber.
Elle tourna lentement sur ses genoux, voyant doucement défiler devant ses yeux l’incroyable spectacle du bassin Saint-Gervais, du port désert rive gauche, des quais de la Seine… Le départ des bateaux pour la parade de la Seine. Le moment des adieux. Le moment, où les belles pleurent les marins qui partent.
Son regard fixa la dalle de béton, devant elle. L’esprit de Maline s’envola, loin. Le grain de béton devint flou, Maline ne voyait plus que du sable, du sable blanc se confondant avec cette dalle bétonnée.
Fatou. Où es-tu Fatou ?
L’ombre gigantesque, déformée par la perspective, se découpa sur le blanc laiteux du béton.
Dans son dos.
Un bras démesuré, prolongé d’un poignard, se leva.
Il allait s’abattre sur elle.
Maline ferma les yeux.
Sa dernière pensée fut pour Fatou.
64. Le dernier gardien du butin
8 h 05, pont Gustave-Flaubert
Les yeux fermés, agenouillée dans la position d’une condamnée, Maline entendit la voix céleste comme une intervention divine.
— Lâchez votre arme Voranger ! J’ai dix tireurs d’élite braqués sur vous ! Au moindre geste, on vous abat !
Dieu avait la même voix que le commissaire Gustave Paturel !
Maline ouvrit les yeux, ne vit rien.
— Deuxième avertissement Voranger. Lâchez votre arme. J’ai dix tireurs postés sur les silos, juste derrière vous. Vous êtes en plein dans leur ligne de mire.
Maline repéra enfin d’où venait la voix du commissaire : il était posté sur les quais de Rouen, face à la cabine de contrôle du pont Flaubert, et s’exprimait dans le haut-parleur d’un véhicule de police.
— Voranger. Nous tenons votre fille. Nous ne bluffons pas, sinon, nous ne serions pas là ! Lâchez votre arme immédiatement ou je donne l’ordre de vous abattre ?
Maline n’osait pas se retourner. A coup sûr, savoir que sa fille était entre les mains de la police avait dû l’ébranler. Mais Voranger était assez fou pour plonger sur elle, pour la poignarder dans sa chute, même criblé de balles.
La voix du commissaire Paturel tomba comme un couperet :
— Tant pis pour vous Voran…
Maline entendit le bruit clair d’un couteau qui tombe sur une dalle de béton. Elle bondit sur ses jambes et se retourna.
— Levez les mains, Voranger, fit à nouveau la voix du commissaire. Et approchez-vous de la balustrade.
Le tueur leva les mains et dévisagea Maline. Il savait que si le commissaire ne bluffait pas, il avait dans son dos, postés sur les silos du port, dix lunettes de fusils braquées sur lui.
— Il faut vous rendre Voranger, fit Maline d’une voix douce. Vous n’avez plus rien à gagner maintenant…
Serge Voranger afficha un étrange sourire et chuchota presque :
— Vous n’avez rien compris, mademoiselle Abruzze. Ma vie n’a aucune importance. Seul compte le butin. Ce secret millénaire nous dépasse tous, dépasse nos petites vies misérables… Je suis le gardien, mademoiselle Abruzze. Croyez-vous vraiment que je vais laisser tous ces secrets tomber entre les mains de la police ?
Serge Voranger leva ses mains plus haut encore, comme s’il voulait ostensiblement signifier qu’il se rendait. Il s’éloigna un peu de Maline et brusquement, fit un pas de côté et bascula dans le vide.
Il n’y eut pas un coup de feu.
Il n’y eut aucun bruit de corps qui tombe dans l’eau.
Maline se précipita sur le rebord du pont Flaubert.
Elle fut saisie d’un vertige.
Agenouillée, les yeux fermés, elle n’avait pas vu s’approcher l’Amerigo Vespuci. Le gigantesque trois-mâts italien passait à cet instant même sous l’arche du pont Flaubert. Maline eut l’impression que le grand mât arrière allait se briser sur le tablier du pont tellement il lui sembla proche.
Le tirant d’air était calculé au plus juste, le mât passa à moins de deux mètres sous le tablier.
La vision devant elle était surréaliste.
Serge Voranger n’avait pas renoncé ! Comme si son plan était prévu depuis longtemps, il avait sauté du tablier du pont levant au moment opportun.
Pas dans un vide de cinquante-cinq mètres.
Un saut d’à peine deux mètres, sur la vergue supérieure du mât de misaine de l’Amerigo Vespuci !
Serge Voranger, suspendu à plus de cinquante mètres, avait fermement enroulé ses bras autour de la poutre de bois, alors que ses jambes cherchaient à trouver un équilibre en prenant appui sur d’instables cordes du voilage couleur chanvre. L’Amerigo Vespuci, continuait sa progression majestueuse sans ralentir, sans visiblement se soucier de ce passager clandestin. Pourtant, sur le somptueux pont de parquet clair du vaisseau italien, les matelots s’agglutinaient, le nez en l’air, stupéfaits. Ils croyaient sans doute avoir affaire à un pari insensé !
Serge Voranger n’allait tout de même pas s’échapper ainsi ! Cela n’avait aucun sens. Cette ultime fuite était vouée à l’échec. Qu’espérait-il, désormais ?
Maline fixa le corps en équilibre de Serge Voranger. Même s’il s’éloignait lentement, il était pratiquement à sa hauteur.
Le tueur, dans sa position d’équilibriste, grimaçait terriblement.
Maline comprit.
Une tâche de sang noircissait la manche de sa chemise. La double blessure, infligée par Paskah Supandji et par sa propre fille s’était rouverte lors de la réception de son saut insensé ! Maline percevait maintenant nettement les espoirs désespérés de Voranger pour maintenir sa prise, pour ne pas lâcher, tomber, cinquante mètres plus bas.
Sans aide, il ne pourrait pas tenir ainsi longtemps.
Maline observa, décontenancée, l’agitation sur le pont de l’Amerigo Vespuci. Plusieurs matelots agiles se précipitaient déjà aux échelles de cordes. Passé le coup de la surprise, les marins réagissaient. Soudain un marin italien cria plus fort que les autres.
« Criminale ».
Une courte cohue régna sur le pont italien, les marins échangèrent des paroles rapides. Soudain, plus aucun marin ne bougea, mis à part les premiers matelots qui redescendirent des échelles de corde. La nouvelle avait dû courir de navires en navires, plus rapide qu’une traînée de poudre.
Le passager clandestin était l’assassin des trois jeunes marins dont ils avaient porté le deuil.
L’homme qui avait poignardé trois des leurs.
Plus d’une centaine de marins italiens, presque indifférents désormais, les bras ostensiblement croisés, levaient les yeux vers le haut du mât de misaine.
Serge Voranger ne prononça pas un mot. Ses jambes sous lui s’agitaient, à la recherche désespérée d’un appui. Il tint encore une minute, mais la douleur sur son visage montrait que l’effort ne serait plus supportable très longtemps. Soudain, son bras valide, le premier, lâcha sa prise. Sa main sembla arracher autour de son cou une sorte de collier.