Mais.
Ce trou-du-cul n’est pas aussi malin qu’il le croit. Car la lettre contient au moins deux vraies pistes, une brouillée et une limpide.
La première piste, la brouillée, est l’utilisation permanente des chiffres pour écrire les nombres : 27 au lieu de vingt-sept, 40 au lieu de quarante. 1er échelon au lieu de Premier Échelon. Il y a quelques exceptions (il a écrit un regret et pas 1 regret) mais Hodges pense que ce sont celles qui confirment la règle. Il se pourrait que ces nombres ne soient qu’une technique de camouflage de plus, ça il le sait, mais il y a de fortes chances pour que Mr Mercedes ne soit tout simplement pas conscient de cette habitude.
Si seulement je pouvais le faire entrer dans la salle d’interrogatoire 4 et lui faire écrire Quarante voleurs ont volé quatre-vingts bagues de fiançailles…
Sauf que K. William Hodges ne remettra jamais les pieds dans une salle d’interrogatoire, pas même dans la SI4, qui avait été sa préférée — sa SI porte-bonheur comme il l’avait toujours pensé. Sauf s’il se fait pincer en train de manigancer tout seul dans son coin, alors il sera bon pour s’asseoir du mauvais côté de la table en métal.
Bon, OK. Alors Pete l’embarque dans une salle d’interrogatoire. Pete ou Isabelle, ou les deux. Ils lui demandent d’écrire Quarante voleurs ont volé quatre-vingts bagues de fiançailles. Et puis quoi ?
Et puis ils lui demandent d’écrire Les flics ont attrapé le criminel qui se cachait dans la ruelle. Sauf qu’ils devront marmonner le mot criminel. Parce que en dépit de toutes ses compétences, Mr Mercedes croit que le mot pour désigner un criminel est crèminel. Il croit peut-être aussi que le monde du crime est la crèminèlerie.
Ça n’étonnerait pas Hodges. Jusqu’à l’université, lui-même avait toujours cru que les îles Hébrides s’appelaient les îles Hybrides.
Je le saurai quand je te tiendrai, mon chaton, pense Hodges.
Il écrit le mot et l’entoure, encore et encore, l’encerclant. Tu seras le trou-du-cul qui appelle un criminel un crèminel.
8
Il fait le tour du pâté de maisons pour se vider la tête, saluant au passage les gens qu’il n’a pas vus depuis longtemps. Plusieurs semaines pour certains. Mrs Melbourne est en train de faire son jardin et quand elle le voit passer, elle l’invite à prendre une part de gâteau au café.
« Je commençais à m’inquiéter pour vous », dit-elle une fois qu’ils sont installés dans la cuisine. Elle a le regard vif et inquisiteur du corbeau qui vient de repérer un tamia fraîchement écrasé.
« J’ai du mal à m’habituer à la retraite. » Il prend une gorgée de café. Il est dégueu mais bien chaud.
« Il y a des gens qui ne s’y habituent jamais », dit-elle en le jaugeant de ses yeux perçants. Elle serait pas si mauvaise en salle 4, pense Hodges. « Surtout ceux qui ont exercé des métiers psychologiquement durs.
— Je tournais un peu en rond au début mais ça va mieux maintenant.
— Je suis contente de l’apprendre. Est-ce que ce gentil petit nègre travaille toujours pour vous ?
— Jerome ? Oui. »
Hodges sourit, il se demande comment réagirait Jerome s’il apprenait que quelqu’un du quartier l’appelle ce gentil petit nègre. Il dévoilerait sûrement ses dents blanches dans un grand sourire et s’exclamerait, Eh ouais, mon fwèwe ! Jerome et ses co’vées pou’ missié. Le regard déjà tourné vers Harvard. Princeton en second choix.
« Il se relâche, ajoute-t-elle. Ça commence à être la jungle chez vous. Un peu plus de café ? »
Hodges décline la proposition avec un sourire. Même brûlant, un mauvais café est un mauvais café.
9
De retour à la maison. Jambes qui picotent, la tête remplie de bon air frais et la bouche d’un goût de papier journal de fond de cage à oiseaux, cerveau carburant à la caféine.
Il va sur le site du journal de la ville et ouvre plusieurs articles sur le massacre du City Center. Ce qu’il recherche n’est pas dans le premier article, publié en une sous un titre-choc le 11 avril 2009, ni dans l’article bien plus complet du dimanche 12 avril. Ce qu’il recherche se trouve dans l’édition du lundi : une photo du volant de la voiture abandonnée du tueur. La légende se veut scandalisée : IL S’EST BIEN AMUSÉ. Au centre du volant, juste au-dessus du logo Mercedes, est collé un smiley jaune. Le genre avec lunettes de soleil et dents blanches.
Cet article avait fait enrager la police car les inspecteurs en charge de l’affaire à l’époque — Hodges et Huntley — avaient bien demandé aux médias de ne pas révéler l’existence de cette image. Le rédac’-chef, se rappelle Hodges, s’était confondu en excuses. Mauvaise communication, avait-il dit. Ça n’arrivera plus. Promis. Parole de scout.
« Erreur, mon cul, avait fulminé Pete. Ils tenaient une image capable de booster leurs ventes de merde et ils s’en sont servis, ces enculés ! »
Hodges agrandit l’image jusqu’à ce que le smiley jaune remplisse l’écran. La griffe du diable, se dit-il, style vingt-et-unième siècle.
Cette fois, ce n’est pas le commissariat de police qu’il appelle mais Pete Huntley lui-même. Son vieux coéquipier décroche à la seconde sonnerie. « Yo, vieux poto ! Comment ça se passe la retraite ? » Il a l’air vraiment content et ça fait sourire Hodges. Ça le fait se sentir coupable aussi, mais l’idée de reculer ne l’effleure même pas.
« Ça se passe, dit-il. Mais ta grosse bouille congestionnée me manque.
— Ouais, c’est ça. Et on a gagné la guerre en Irak.
— Je l’jure devant Dieu, Pete. Ça te dit qu’on rattrape le temps perdu autour d’une bouffe ? Tu choisis l’endroit, c’est moi qui régale.
— Bonne idée, mais j’ai déjà mangé aujourd’hui. Pourquoi pas demain ?
— Mon emploi du temps est archibooké, Obama devait passer pour qu’on discute du budget mais j’imagine que je peux reporter. Vu que c’est pour toi.
— Va te faire foutre, Kermit.
— Alors que tu me le fais si bien ? »
Leur badinage est un vieux refrain aux paroles simples.
« Pourquoi pas DeMasio’s ? T’as toujours aimé cet endroit.
— Va pour DeMasio’s. Midi ?
— OK.
— T’es sûr que t’as du temps pour une vieille pute comme moi ?
— Billy, demande même pas. Tu veux que je vienne avec Isabelle ? »
Non, il ne veut pas, mais il dit : « Si tu veux. »
Cette bonne vieille télépathie doit fonctionner encore un peu car après un bref silence, Pete dit : « On va peut-être rester entre hommes, pour cette fois.
— Comme tu veux, répond Hodges, soulagé. J’ai hâte.
— Moi aussi. C’était chouette de t’entendre, Billy. »
Hodges raccroche et regarde encore le smiley aux dents blanches. Il remplit l’écran.
10
Ce soir-là, assis dans son La-Z-Boy, il regarde les informations de vingt-trois heures. Il a l’air d’un fantôme trop gros dans son pyjama blanc. Son crâne luit doucement sous ses cheveux clairsemés. L’explosion de la plateforme Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique, où le pétrole continue de se déverser, fait les gros titres. Le présentateur dit que le thon rouge est en voie de disparition et qu’il faudra peut-être toute une génération à l’industrie de la pêche de la Louisiane pour se remettre d’un tel désastre écologique. En Islande, la fumée d’un volcan en activité (avec un nom que le présentateur transforme en quelque chose comme Eeja-fill-kull) foire toujours les communications aériennes transatlantiques. En Californie, la police annonce qu’elle pourrait enfin tenir une piste dans l’affaire du Grim Sleeper, le tueur en série. Aucun nom pour le moment mais le suspect (le crèminel, pense Hodges) est décrit comme étant « un Afro-Américain soigné de sa personne et s’exprimant bien ». Et maintenant, si seulement quelqu’un pouvait pincer Turnpike Joe. Sans parler d’Oussama Ben Laden.