— Holly, ça me semble peu probable. Les gars mentalement dérangés comme Brady se donnent beaucoup de mal pour dissimuler à tous ce qu’ils sont vraiment.
— Je sais, dit Holly. Bien sûr que je sais. Puisque je suis moi-même mentalement dérangée, et que j’essaye de le cacher.
— Hé, Hol, arrêtez. »
Jerome veut lui prendre la main mais elle ne le laisse pas faire. Elle sort plutôt ses cigarettes de sa poche.
« Je le suis et je sais que je le suis. Ma mère le sait aussi et elle m’a à l’œil. Elle me surveille. Parce qu’elle veut me protéger. Mrs Hartsfield aura fait pareil. C’était son fils, après tout.
— Si la fille Linklatter de Discount Electronix a dit vrai, remarque Hodges, Mrs Hartsfield devait être torchée sur son canapé les trois quarts du temps. »
Holly répond : « C’était peut-être une alcoolique de haut niveau. Vous avez une meilleure idée ? »
Hodges capitule. « OK, prenez son portable. Au point où on en est.
— Pas encore, dit-elle. Dans cinq minutes. J’ai envie de fumer. Je vais dehors sur les marches. »
Elle sort. Elle s’assoit sur le seuil. Elle allume sa cigarette.
À travers la porte-moustiquaire, Hodges lui lance : « Depuis quand avez-vous autant d’assurance, Holly ? »
Elle ne se retourne pas pour répondre. « J’imagine depuis que j’ai vu des morceaux de ma cousine brûler dans la rue. »
18
À quinze heures quinze cette après-midi, Brady quitte sa chambre du Motel 6 pour respirer un peu et avise un Chicken Coop de l’autre côté de la route. Il traverse et commande son dernier repas : un Clucker Delight avec supplément de sauce et coleslaw. La partie restaurant est quasi déserte et il emporte son plateau près des vitres pour pouvoir s’asseoir au soleil. Bientôt, c’en sera fini pour lui du soleil, alors autant profiter du peu qu’il lui reste.
Il mange lentement, repensant à toutes les fois où il a commandé chez Chicken Coop, et comment sa mère demandait toujours un Clucker avec double portion de coleslaw. Il a commandé son repas préféré sans même s’en rendre compte. Ça lui fait monter les larmes et il les essuie avec sa serviette en papier. Pauvre m’man !
Le soleil est agréable mais ses bienfaits sont éphémères. Brady envisage les bienfaits plus durables que l’obscurité lui procurera. Plus besoin d’écouter les délires lesbo-féministes de Freddi Linklatter. Plus besoin d’écouter Tones Frobisher expliquer pourquoi il ne peut pas aller en dépannage parce qu’il a la RESPONSABILITÉ DU MAGASIN, alors qu’en fait c’est parce qu’il ne saurait pas reconnaître un plantage de disque dur même s’il lui mordait la bite. Plus besoin de se geler les couilles pendant qu’il fait sa tournée dans sa camionnette Mister Délice avec les freezers à fond en plein mois d’août. Plus besoin de foutre des coups dans le tableau de bord de la Subaru quand la radio se met à déconner. Plus besoin de penser aux petites culottes en dentelle de sa mère et à ses longues, longues cuisses. Plus de sentiment de rage à être ignoré et considéré comme un meuble. Plus de migraines. Plus de nuits d’insomnie, parce que après aujourd’hui, ça sera plus que du sommeil, tout le temps.
Sans rêves.
Quand il a fini de manger (jusqu’à la dernière bouchée), Brady débarrasse sa table, essuie une bavure de sauce à l’aide d’une deuxième serviette, et jette ses détritus à la poubelle. La fille au comptoir lui demande si tout s’est bien passé. Brady lui dit que oui en se demandant quelle quantité de poulet, de sauce, de biscuits et de salade aura la chance d’avoir été digérée avant que l’explosion ne déchire son estomac et fasse gicler le reste partout.
Ils se souviendront de moi, se dit-il, debout au bord de la route, attendant qu’un trou dans la circulation lui permette de retourner au motel. Plus gros score jamais atteint. Je vais entrer dans l’histoire. Il est content de ne pas avoir tué le vieux flic maintenant. C’est bien que Hodges soit en vie pour voir ce qui va arriver ce soir. Qu’il ait à s’en souvenir. À vivre avec.
De retour dans la chambre, il regarde le fauteuil roulant et la poche urinaire bourrée d’explosif posée sur le coussin POSE TON CUL bourré d’explosif. Il veut arriver tôt au MACC (mais pas trop tôt : il ne tient pas à se faire remarquer plus que nécessaire, déjà qu’il est de sexe masculin et âgé de plus de treize ans), mais il a encore un peu de temps. Il a apporté son ordinateur portable, sans raison précise, simplement par habitude, et il est bien content de l’avoir maintenant. Il l’ouvre, se connecte à la Wi-Fi du motel et va sous le Parapluie Bleu de Debbie. Et là, il laisse son message final — une sorte de police d’assurance.
Ceci fait, il retourne à pied à l’aéroport récupérer sa Subaru au parking longue durée.
19
Hodges et ses deux apprentis détectives arrivent dans Harper Road un peu avant quinze heures trente. Holly jette un rapide regard autour d’elle puis emporte le portable de Mrs Hartsfield dans la cuisine et l’allume. Jerome et Hodges restent debout à côté d’elle, espérant qu’aucun écran demandant un mot de passe ne s’affichera… mais si.
« Essayez son prénom », dit Jerome.
Holly tape Deborah. Le Mac répond : non.
« OK, essayez Debbie, dit Jerome. Avec ie, et avec i. »
Holly dégage une mèche de cheveux brun taupe de ses yeux pour qu’il puisse voir clairement son agacement. « Trouve-toi quelque chose à faire, Jerome, d’accord ? Je déteste qu’on zieute comme ça derrière mon épaule. » Elle se tourne vers Hodges. « Je peux fumer ici ? J’espère que oui. Ça m’aide à réfléchir. Les cigarettes m’aident à réfléchir. »
Hodges va lui chercher une soucoupe. « Autorisation de fumer accordée. On sera dans mon bureau. Gueulez un bon coup si vous trouvez quelque chose. »
Tu parles, se dit-il. Compte là-dessus.
Holly ne lui prête aucune attention. Elle allume son briquet. Elle a laissé derrière elle la voix de prédicatrice de revival pour retourner au marmonnement. « J’espère qu’elle a laissé un indice. J’ai l’espoir d’un indice. Holly a l’espoir d’un indice. »
Oh, misère, se dit Hodges.
Dans son bureau, il demande à Jerome s’il a une idée du genre d’indice dont elle parle.
« Après trois tentatives, certains ordinateurs vous proposent un indice pour vous aider à retrouver votre mot de passe. Pour vous rafraîchir la mémoire. Mais seulement si on en a programmé un. »
De la cuisine leur parvient une exclamation véhémente et non marmonnée : « Merde, remerde et reremerde ! »
Hodges et Jerome se regardent.
« On dirait que non », dit Jerome.
20
Hodges allume son propre ordinateur et explique à Jerome ce qu’il veut : une liste de toutes les manifestations publiques sur les sept jours à venir.
« OK, ça peut se faire, dit Jerome. Mais peut-être que vous voudrez voir ça d’abord.
— Quoi ?
— Un message. Sous le Parapluie.
— Vas-y, clique. » Les poings de Hodges se sont serrés mais à mesure qu’il lit le dernier communiqué de mercytueur, ils se desserrent lentement. Le message est bref, et même s’il n’est d’aucun secours immédiat, il renferme une lueur d’espoir.